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"Agir en juif, c'est chaque fois un nouveau départ sur une ancienne route" Abraham Heschel

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L'Arbre et l'être humain

Il y a quelques jours, nous avons célébré טו בשבט, Tou Bishvat, le nouvel an des arbres. Dans l'antiquité Tou Bishvat était une célébration particulièrement mineure qui n'est même pas mentionnée dans la Bible et n'apparaît pour la première fois que dans la Mishnah (Berakhot 1.1) sous le titre de Rosh Hashanah Laïlanot, le nouvel an des arbres. A cette époque, ce n'est qu'une date fiscale permettant de calculer l'âge des arbres ; les trois premières années, les fruits doivent être laissés sur l'arbre, la quatrième année, ils sont offerts au Temple, et ils peuvent enfin être consommés ou exploités par leur propriétaire à partir de la cinquième année, comme le prescrit la Torah (Lévitique 19.23-25). Tou Bishvat, littéralement le "15 de Shevat", n'est devenue une véritable fête qu'avec le temps, après la destruction du temple. De fait, ce n'est qu'au 16ème siècle que les kabbalistes de צפת, Safed, menés par Rabbi Isaac Louria, créèrent le séder de Tou Bishvat. Dans la symbolique de la Kabbale, Tou Bishvat célébrait la projection dans le monde naturel de l'Arbre de Vie, עץ חיים, Etz Hayim, l'arbre des 10 séphirot, et de ses différents niveaux de réalité.

Ces dernières décennies, Tou Bishvat a pris une signification plus globale et orientée vers la sauvegarde et la gestion durable de l'environnement. Dans notre tradition, un des textes emblématiques à propos de l'arbre et du développement durable est tiré du Talmud (Taanit 23a), c'est l'histoire de חוני המעגל, Honi "le Traceur de Cercles" ; Honi était un sage et un faiseur de miracles comme il y en avait à la fin de l'époque du second temple. Honi était capable de faire venir la pluie, il traçait un cercle dans lequel il s'enfermait symboliquement et priait l'Eternel pour qu'il accorde la pluie nourricière aux enfants d'Israël. Mais vous vous connaissez sans doute déjà l'épisode qui nous intéresse :

Rabbi Yohanan disait : Cet homme juste (Honi) fut troublé toute sa vie par le sens du verset : "Cantique des degrés. Quand l’Eternel ramena les captifs de Sion, nous étions comme des gens qui rêvent" (Ps. 126.1). Est-il possible pour quelqu'un de dormir et rêver sans s'arrêter pendant 70 ans ?[1]

Un jour qu'il (Honi) voyageait sur la route, il aperçut un homme qui plantait un caroubier, il lui demanda : Combien de temps faut-il [à cet arbre] pour donner des fruits ? L'homme répondit : 70 ans. Il lui rétorqua : Crois-tu seulement que tu seras encore en vie dans 70 ans ? L'homme répondit : j'ai trouvé des caroubiers dans le monde parce que mes ancêtres les avaient plantés pour moi, alors je plante ceux-ci pour mes enfants.

En quelques lignes d'une force et d'une limpidité extraordinaire, l'histoire de Honi nous rappelle à nos obligations ; nous devons prendre soin de notre environnement, soigner et cultiver les plantes et les arbres. Nous devons le faire dans le cadre d'une vision qui dépasse la durée d'une vie humaine et perdure à travers les générations. Elle nous enjoint à ne pas exploiter et abuser la création pour notre bénéfice et notre plaisir immédiat, nous devons entretenir cette création comme le suggère la Genèse.

וַיִּקַּח יְהוָה אֱלֹהִים אֶת-הָאָדָם וַיַּנִּחֵהוּ בְגַן-עֵדֶן לְעָבְדָהּ וּלְשָׁמְרָהּ: וַיְצַו יְהוָה אֱלֹהִים עַל-הָאָדָם לֵאמֹר מִכֹּל עֵץ-הַגָּן אָכֹל תֹּאכֵל

L'Eternel-Dieu prit l'Etre Humain et le plaça dans le jardin d'Eden pour qu'il le cultive et qu'il l'entretienne. Et l'Eternel-Dieu commanda à l'Etre Humain : De tous [fruits] des arbres du jardin tu pourras en manger (Gen. 2.15-16).

L'être humain reste cependant au centre de la création qui est à sa disposition pour le soutenir et le sustenter. Dans la continuité, le sens de la responsabilité que nous rappelle l'histoire de Honi est la responsabilité que nous avons envers les générations futures de leur laisser une nature viable et à même de continuer à sustenter leurs besoins.

Le Midrash (Cantique des Cantiques Rabbah 1.23) raconte que lorsque l'Eternel offrit la Torah aux enfants d'Israël lors de la révélation du Sinaï, Il leur demanda une garantie qu'ils observeraient effectivement les commandements. Les enfants d'Israël proposent d'abord en garantie leurs patriarches dont les mérites se révèlent exceptionnellement inappropriés. Ils offrent alors leurs enfants que l'Eternel accepte en gage de fidélité. La signification première est bien sûr l'engagement qui repose sur chaque génération d'éduquer et de transmettre à la génération suivante les enseignements de la Torah. Mais la "garantie" donnée à Dieu implique non seulement la transmission des valeurs et des connaissances, mais également des conditions qui permettent la mise en œuvre de la Torah, y compris donc une exploitation durable et responsable des ressources naturelles.

Pour revenir à Honi, l'introduction rapportée par Rabbi Yohanan de son histoire nous laissait entendre une suite au récit puisque nous n'avons pas eu de réponse à la question de Honi. Peut-on dormir et rêver pendant 70 ans? Le Talmud continue ainsi :

Il (Honi) s'assit pour prendre son repas, mais il fut gagné par le sommeil. Pendant qu'il dormait une grotte rocheuse se format autour de lui qui le dissimula au regard et il continua à dormir pendant 70 ans. Quand il se leva, il vit un homme qui ramassait [les fruits du caroubier] et il lui dit : es-tu celui qui l'a planté (le caroubier) ? Il lui répondit : je suis son petit-fils. Il lui dit : Il est clair que j'ai dormi pendant 70 ans. Il vit son âne qui avait engendré plusieurs générations de mules.

Il retourna chez lui et demanda : Le fils de Honi le Traceur de Cercles vit-il toujours ? Ils lui répondirent : Son fils n'est plus mais son petit-fils vit encore. Il leur dit : Je suis Honi le Traceur de Cercles. Mais personne ne le crut.

Il retourna à la maison d'étude et entendit les rabbins qui disaient : La loi est claire pour nous comme durant les années de Honi le Traceur de Cercles, car quand il venait à la maison d'étude il résolvait toutes les difficultés que rencontraient les rabbins. Il leur dit : C'est moi ! Mais ils ne le crurent pas et ils ne lui rendirent pas les honneurs qu'il méritait. Il pria pour obtenir compassion et mourut.
Rabba dit: d'où l'aphorisme "un groupe d'amis ou la mort" !

Ici Honi reçoit finalement la réponse à son interrogation : il est possible d'être dans un état de rêve pendant 70 ans. Mais alors que le psaume 126 présentait cette idée de manière figurative, une interprétation au premier degré comme l'envisage Honi semble avoir des conséquences funestes et Honi l'apprendra à ses dépens. En "voyageant dans le temps", Honi viole l'ordre naturel des générations. Il n'est plus capable de nouer un lien avec sa propre descendance, son petit-fils ne le reconnaît pas. La continuité a été rompue avec la disparition de son fils, et il ne fait plus partie du monde de son petit-fils. Il s'adresse alors aux sages qui incarnent la tradition, une référence éternelle et impersonnelle, mais là aussi les sages ne le reconnaissent pas, son autorité et ses enseignements perdurent mais lui-même n'a plus sa place en tant que personne, ainsi que le marque le déni du respect qui lui serait dû. Blessé et amer face à cette incompréhension, Honi se sent comme un mort en sursis et prie pour disparaître, l'ordre naturel est rétablit par sa mort.

La sougya[2] ne s'arrête pourtant pas avec la mort de Honi, et le Talmud nous raconte ensuite l'histoire de deux des petits-fils de Honi ; tous les deux ont hérité du pouvoir de leur grand-père de faire cesser la sécheresse. L'héritage de Honi le Traceur de Cercles a été transmis. C'est là que la symbolique de l'arbre reprend toute sa signification. L'arbre est vivant, mais à l'échelle de la vie humaine il apparaît statique, presque immuable. Mais l'arbre traverse les générations, il les relie. L'arbre par sa forme même représente la transmission et la suite des générations. Comme nous le célébrons à Tou Bishvat, l'arbre est aussi celui qui fournit la nourriture primordiale, il symbolise à la fois la succession des temps et ce qui nourrit spirituellement et physiquement. C'est ainsi que dans sa vision du temple de Jérusalem reconstruit, le prophète Ezékiel imagine un fleuve s'écoulant du mont du temple (Ezékiel 47.12) :

וְעַל-הַנַּחַל יַעֲלֶה עַל-שְׂפָתוֹ מִזֶּה וּמִזֶּה כָּל-עֵץ-מַאֲכָל לֹא-יִבּוֹל עָלֵהוּ וְלֹא-יִתֹּם פִּרְיוֹ לָחֳדָשָׁיו יְבַכֵּר.

"Et près du fleuve, sur chaque rive, s'élèvent toutes sortes d'arbres fruitiers dont les feuilles ne flétriront pas, ses fruits ne s'épuiseront jamais et se renouvelleront chaque mois."

Depuis la création et le jardin d'Eden, l'arbre nourrit la vie, produisant les fruits pour l'être humain ; l'arbre est le symbole même de la vie qui croit et se développe, son tronc grandit et s'allonge, ses branches se multiplient et ses feuilles bourgeonnent à l'image de la diversité de nos expériences. L'arbre s'élargit vers le ciel et l'avenir, mais dans le sol, ses racines s'épaississent et s'enfoncent, affermissant sa base, le lien avec le passé et la tradition. Il est à l'image de la transmission entre les générations.

Rabbi Marc Neiger
Cet article a paru dans le Shofar N° 341 de Février 2013

 

[1] Allusion à l'exil de Babylone qui dura 70 ans et que décrit le Psaume 126.

[2] La Sougya est une unité thématique et littéraire du Talmud qui traite et développe un unique sujet ou narratif. Une Sougya peut faire une dizaine de lignes ou plusieurs pages.