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"Agir en juif, c'est chaque fois un nouveau départ sur une ancienne route" Abraham Heschel

Beth Hillel Beth Hillel Beth Hillel Beth Hillel

Commentaire

La nuit, le brouillard et le réveil

April 20, 2012 7:

 

 

 

La nuit la plus longue.

Avant le jour le plus long

Non pour rappeler une victoire.

 Mais le comble de la honte.

Une longue nuit blanche pour rappeler la nuit et le brouillard.

 

 

 

Rien ne pouvait être plus éloquent, plus criant de vérité, plus digne, que cette terrible litanie des martyrs énumérés avec, pour seule précision, leur âge. Un répertoire de l’innommable, un annuaire de l’extermination, un catalogue d’une destruction sans fin. On aurait pu croire, au milieu de la nuit, ou l’aube venue, à la moitié du jour, que cela ne s’arrêterait jamais.

Tous ces noms propres accrochés les uns aux autres comme les wagons des convois qui les emportaient vers le supplice et le néant.

Plus de 24.000 noms cités, depuis Israel Alfred Rosendahl jusqu’à Jacques Ravidovitch. Noms venus de partout et issus cependant d’un  foyer central. Quelques-uns pris au hasard : ZylberbergLöwenthalFriedmannJakubowskiRosenbaumMarkovitchSchönefeldTajman – Goldstein – Rosenberg – Kribus – Weiss – Vogel – Schindler –Morgenstern – Wolf – FuchsPolitzerGottliebKaliskyFarberMandelbaum – Hirsch – Podolski – Shapiro – Rapaport – Kaplan – Marinower – Bloch – Cohen – Goldman – et parfois alias, alias… Ackerman.

Les prénoms légendaires qui ont scandé une histoire séculaire : Jacob – Samuel – Frieda – Esther – Rachel – Benjamin – Ruth – Rebecca – FellaMoïse – Isaac – Max – Slama – Aaron – Sarah – Zacharias – David – Macha – Rosa – Pessah…

Mais alors, surtout, par-dessus tout : les âges… 57 ans, 36 ans, 63 ans, 20 ans, 16 ans, 74 ans, 64 ans, 54 ans, 44 ans, 34 ans, 24 ans, 14 ans, 4 ans, 104 ans… et puis, combien de fois : moins d’un an, moins d’un an, moins d’un an.

Comment décliner plus dignement et, en même temps de façon plus catastrophique, l’identité d’un peuple et l’éradication d’une, de plusieurs générations ?

Au bord d’un charmant lac agreste à Wannsee, non loin de Berlin, la solution finale de ce destin collectif englobant l’Europe entière fut décidée en une heure et demie, le temps d’un match de football.

Cela nous rappelle, non sans raison, le mémorial Yad Vashem à Jérusalem : « Les formulaires de témoignages figuraient seulement les noms des victimes, enregistrés et classés par ordre alphabétique, dans des fichiers monumentaux. Les pierres sur lesquelles certains de ces noms avaient été gravés par des parents ou des proches, afin qu’elles deviennent les cases d’un damier immense au fond de la grotte du Souvenir. Le souterrain la lueur de cinq bougies, répercutait le souvenir d’un million et demi d’enfants dont les noms sont inlassablement épelés dans l’ombre à mi-voix ».[1]

Alors, pour dire la Shoah d’ici durant un soir, une nuit, un jour : une lecture lancinante, des voix d’hommes, de femmes et d’enfants, fermes ou qui se brisent un peu, un sanglot qu’on étouffe, un accès de toux, un silence… Des relais balancés toujours par cette devise :

« Notre mémoire est leur mémorial »

Le transistor allumé - auprès d’une bougie allumée elle aussi - toute la nuit, qui retransmet cette émission spéciale, très spéciale. L’évocation du deuil d’une famille interminable, inachevable. Un hommage inarrêtable.

Alternance des voix.

Un proverbe – je crois même qu’il s’agit d’un proverbe hébreu, proclame : « Le cauchemar ne dure jamais autant que la nuit ». Pourtant ce qui fut relaté ici, depuis des heures, prouverait même le contraire…

Les voix qui s’étouffent un peu, les langues qui, parfois d’émotion trébuchent, le bruit des pages que l’on tourne. Parfois je me demande ce que quelqu’un qui ne saurait rien de la plus terrible histoire qu’ait inventée l’humanité, rejointe en cela par ceux qui la firent subir aussi aux Arméniens, aux Tutsis, aux Cambodgiens, penserait de cette liste qui déferle sur lui, dictée par une Shéhérazade à la cruauté sans limites : que ceux qui ne sont pas partis, l’été 42, pourraient parfois être encore vivants, aujourd’hui, parmi nous.

La mémoire, vous pouvez l’observer, à ses contempteurs.  Qui la méprisent. Ou parfois l’assassinent.

Le négationniste d’aujourd’hui, ce n’est pas seulement celui qui se donne  l’horrible ridicule de nier Auschwitz ou les chambres à gaz, mais celui qui pense, comme tel leader d’extrême droite, qu’il n’est pas nécessaire de poser un geste de repentance à l’égard des rafles de ’42 à Anvers. Cela peut être même qui, de façon dérisoire et obscène, légitimé par un prix Nobel, veut rendre Israël plus diabolique que le plus cynique des Etats qui voudrait le supprimer de la surface de la terre. Ou tel citoyen de Molenbeek qui trouverait fréquentable un dignitaire religieux tenant des propos parfaitement antisémites et même misogynes…

J’ai appartenir à ces millions de personnes qui, au sortir de la guerre, se sont dit qu’après cela, jamais plus l’antisémitisme meurtrier ne pourrait revoir le jour. A tous ceux qui, proclamant : « Plus jamais ça ! », ne pressentaient pas qu’ils proféraient, bien malgré eux, une immense contre-vérité sinon le plus grossier des mensonges. On ne pouvait se montrer plus candide.

Lors de ce qu’on appela, lumineusement, « la Libération », j’avais cinq ans. Le monde sembla, un court instant, promis à un éternel été.

Vingt ans après, on allait atteindre la date de prescription prévue pour les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité perpétrés par les nazis. On ne pouvait plus, au-delà, engager contre eux des poursuites ni les sanctionner. Dans un certain nombre de pays, cela parut invraisemblable et on modifia la loi internationale pour les déclarer imprescriptibles.

J’étais devenu juriste et j’entrepris une thèse de droit international sur le sujet. A Francfort, en 1965, j’avais assisté à ce procès comparurent enfin les gardiens des camps d’Auschwitz et de Treblinka. La lecture, l’énoncé seul des noms des victimes prit plusieurs semaines. Des chroniqueurs judiciaires rentrèrent à l’hôtel, estimant que « le vrai procès » n’avait pas encore réellement commencé… A l’issue de la procédure, un des accusés regretta qu’il n’eût pas été fait mention qu’il s’agissait seulement de Juifs… Et qu’entre-temps la République fédérale ait assisté à l’éclosion d’une période de « miracle économique ». Convenait-il donc de remuer encore de sombres souvenirs ?

Pourtant, au cas certains seraient tentés de céder à la tentation de l’oubli, des moralistes eurent le bon goût d’instituer un « devoir de mémoire ». De prime abord, on serait porté à s’en étonner. Etait-il concevable qu’on fût porté à oublier événement aussi essentiellement mémorable ?

Il faut bien supposer que oui puisqu’une idéologie négationniste n’a cessé de se répandre, à l’extrême gauche comme à l’extrême droite, en particulier à partir des années ’70.

Klaus Barbie, au cours du voyage qu’il dut faire après sa capture en Bolivie et son retour à Lyon, pour y être jugé, confia à un journaliste qu’il valait mieux « oublier tout cela et que lui-même y était parvenu ».

Qui sait si, avec l’apparition d’un « nouvel antisémitisme », les criminels d’aujourd’hui ne devraient d’ailleurs pas se plier à un « devoir d’amnésie » ?

Quant à nous, cramponnons-nous à notre droit à la mémoire et ne le laissons pas bafouer.

Si nous laissons notre mémoire nous quitter, se perdre, elle nous perdra à notre tour.

Et  si nous ne la transmettons pas, ce sera bientôt comme si nos parents et bientôt nous-mêmes avions vécu pour rien.

Demain il faudra trouver des témoins pour les témoins des témoins.

Dans un monde n’importe , n’importe quand - même à Toulouse, en 2012 -, n’importe qui – mais pas pour n’importe quelle raison -, peut tuer des enfants juifs, faillir au devoir de mémoire, renoncer au souvenir, voire nier l’énormité du crime, c’est renchérir sur celui-ci, c’est déjà le prolonger et inciter à le reproduire, et, ce faisant, s’inscrire encore dans une ancestrale et monstrueuse tradition.



[1]Pierre Mertens, Perasma, Ed. du Seuil, 2001, p. 347