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"Agir en juif, c'est chaque fois un nouveau départ sur une ancienne route" Abraham Heschel

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Commentaire

Pinhas

July 15, 2011 12:

Les Filles de Tselophchad : Machlah, Noah, Choglah, Milkah et Tirtsa

Hasard du calendrier à l’occasion de ma première prise de parole en tant que rabbin, la parasha Pinchas introduit vers la fin un épisode qui me tient particulièrement à cœur. Mais commençons par un rapide résumé.

Dans les derniers versets de la parasha précédente, Pinchas s’emparait d’une lance et exécutait sommairement, d’un seul geste un prince d’Israël et une princesse de Midian. Curieusement le nom des deux victimes, Zimri et Cozbi, et le dénouement de la scène sont séparés de la parasha précédente et n’apparaissent que dans celle de cette semaine, et Pinchas reçoit l’alliance de la prêtrise des Kohanim. Mais nous parlerons plus en détails de cette première partie demain matin.

La promesse de l’alliance de la prêtrise est suivie par le recensement des bnei Israël, des enfants d’Israël, ou plus exactement des fils d’Israël, puisqu’ici seuls comptent les hommes, âgés de plus de vingt ans, en vue de servir l’armée. Il faut noter que de nos jours, pour l’état d’Israël, tous les enfants Israël, hommes et femmes, participent à la défense du pays.

Ceci nous amène à la rencontre des filles de Tselophchad qui vont prendre une place importante parmi les bnot Israël, les filles d’Israël. Le territoire de la terre de Canaan a été partagé entre les tribus, entres les clans et les différentes familles des tribus. Chaque tribu s’est vue attribuée un territoire inaliénable. Lors de chaque jubilée, cette réforme agraire supposée avoir lieu tous les 50 ans, le patrimoine retourne à la tribu d’origine et même à la famille d’origine.

Chaque part de la terre est associée au nom paternel et constitue le "patrimoine", notez la racine incluant "patri", l'héritage qui ne concerne que les fils de la famille.

Mais qu'en est-il de celui-ci qui serait mort en ne laissant que des filles ? C'est la question que viennent donc poser les filles de Tselophchad, les 5 sœurs Machlah Noah Choglah Milkah Tirtsah viennent interpeler Moïse devant la tente d'assignation afin que ne disparaisse pas le nom de leur père en Israël.

Tselophchad n'est pas pourtant exempt de reproches ; selon une tradition il était celui qui ramassait du bois pendant le shabbat, selon une autre il ferait parti de ceux qui sont morts à cause de leur obstination à vouloir faire la guerre à Amalek sans le soutien de l'Eternel.[1] Quoiqu’il en soit, cela montre avant tout que la faute de leur père n’entache pas son droit à une part du patrimoine tribal et à l’héritage de sa famille.

Les 5 filles de Tselophchad sont très souvent montrées en exemple comme des précurseurs du féminisme. Vous m’excuserez je n’arrive pas dire « précurseuses », mais c’est peut-être le mot qu’il faudrait utiliser.

Machlah, Noah, Choglah, Milkah et Tirtsah se lèvent et prennent place devant l’assemblée constituée d’hommes devant la tente d’assignation et exposent leur situation : n’ayant que des filles, le nom de leur père et le patrimoine de la famille sont voués à disparaître. Notez que les 5 filles de Tselophchad, Machlah, Noah, Choglah, Milkah et Tirtsah se présentent parfaitement unies et ne demandent rien pour elles-mêmes mais seulement au nom de leur famille.

Pris de court, Moïse ne répond pas à la requête des sœurs et préfère présenter le cas à l’Eternel. Dieu lui confirme la légitimité de la requête des filles de Tselophchad et déclare : « En effet, la demande des filles de Tselophchad est juste : donne leur une part héréditaire au patrimoine de leur père parmi leur clan, transfère leur les droit patrimoniaux de leur père ».[2]

La déclaration de l’Eternel est surprenante, révolutionnaire ; d’un seul coup, et même si cela répond à des circonstances peu courantes, l’absence de fils héritier, les filles de Tselophchad se voient confiées un part réelle du patrimoine héréditaire.

Ce jugement divin est même suivi, et c’est peu courant dans la Torah, d’une transformation de la jurisprudence en loi explicite. L’Eternel déclare que ce sera dorénavant la manière de traiter l’héritage d’un homme qui décèderait sans avoir de fils.

Et de conclure : « telle sera la loi pour les enfants d’Israël ainsi que l’a prescrit l’Eternel à Moïse ».[3]

Si l’histoire des 5 sœurs se terminait ici nous ne pourrions que nous féliciter de l’esprit progressiste apporté par cette loi. Mais le livre des Nombre se conclue, dans deux semaines, avec la remise en question de la juste victoire des filles de Tselophchad.

Les chefs de clan de la tribu, eux aussi interpellent Moïse car ils voient à la fois le patrimoine de leur cousin leur échapper mais surtout, ils ne peuvent accepter de voir une partie du patrimoine passer aux mains de femmes. Cette fois-ci Moïse ne semble pas gêné par la situation ; bien qu’il ait du consulté l’Eternel dans le cas initial, il se sent immédiatement capable de traiter cette nouvelle question : « Et Moïse prescrivit aux enfants d’Israël » ;[4] « Al pi Adonaï » « selon la parole de l’Eternel » ajoute le texte, presque comme un oubli qu’il faudrait corriger pour valider l’autorité de la décision de Moïse sous la pression des patriarches d’Israël. Cette fois-ci Moïse n’a pas consulté l’Eternel, il se sent certain de ce que devrait être l’ordre des choses.

Lorsque la parole des femmes s’est tue, le contrôle du patrimoine et du pouvoir reviennent à nouveau aux hommes malgré les premières injonctions de l’Eternel. Offrir la justice à ceux, et surtout à celles, qui n’ont pas voix au chapitre est une entreprise difficile car chaque pas en faveur de la justice n’est qu’une victoire passagère qui peut être remise en cause sans préavis, parfois même avec la conviction d’agir au nom de la justice. L’égalité entre les hommes et les femmes, y compris religieusement, doit être affirmée sans concession, non pas parce que les hommes et les femmes sont identiques, mais parce que toute affirmation essentielle de leur différence est potentiellement le moyen de revenir sur les progrès effectués. C’est seulement lorsque ces différences ne sont plus perçues comme une séparation qu’elles deviennent juste une différence entre êtres humains comme toutes les différences qui font la variété et la richesse de l’humanité.

Rabbi Marc Neiger
 


[1]L’une selon rabbi Akiva, l’autre selon rabbi Shimon ou rabbi Judah de la maison de Batyra (Rashi ad loc., bshabbat 96b, Siffré Pinchas 2).

[2]Nombres 27.7.

[3]Nombres 27.11.

[4]Nombres 36.5.