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"Agir en juif, c'est chaque fois un nouveau départ sur une ancienne route" Abraham Heschel

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Pourquoi?

Sermon de Rabbi Marc Neiger à Yom Kippour 5778

Chers amis,

Cette année, il y a eu un moment où j'ai bien cru qu'il n'y aurait pas de sermon ce soir. Je me voyais roulant en boule les feuilles de papier arrachées à la machine à écrire pour essayer de marquer un panier dans la poubelle à l'autre bout de la pièce. Ma tête n'y était pas.

Notre tradition montre une compréhension du processus de deuil à la fois moderne et humaine, le décès de mon papa, Raphaël z"l, à quelques jours de Roch haChanah, me laissait désemparé face à la préparation des fêtes austères. Mon sermon de Roch haChanah était déjà presque terminé mais celui de ce soir n'était qu'un vague ébauche. J'avais beau m'isoler pour travailler, je ne parvenais pas à me concentrer efficacement. Le tourbillon des souvenirs et de certains questionnements emplissait ma tête et mon cœur. J'ai accompagné nombre d'entre vous dans le deuil, aujourd'hui je suis moi-même ce parcours.

Mon père z"l n'était pas très pratiquant, et c'est un euphémisme. Même si certains d'entre vous l'ont croisé ici à la fin de la journée de Yom Kippour, il n'était même pas un Juif de Kippour, et venait seulement « pour me faire plaisir ».

En revanche, Raphaël était un Juif de Pessa. L'oppression de l’Égypte, il l'avait connue paradoxalement une première fois en Israël, que ses parents durent fuirent après les massacres barbares de Hébron en 1929, pour aller se réfugier en France, et où ils furent rattrapés par la seconde guerre mondiale et les Nazis. Même s'ils furent arrêtés et internés, leur statut de "juifs errants", en fait leurs passeports Britanniques, leur permirent d'échapper à la déportation.

Je pense que c'est dans ces années mouvementées que s'enracine son identité de Juif de Pessah. Et aussi parce que Pessah est un fête où l'on mange. Ne vous méprenez pas, quand je parle de manger, je ne pense pas à de la gastronomie, mais à la possibilité d'accueillir et de partager son pain. La matzah, le pain de Pessah̲, c'est avant tout le pain de l'ouverture et du compagnonnage au sens le plus strict. La Haggadah s'ouvre d'ailleurs sur des paroles inspirées de Rav Houna (cf. Talmud Ta'anit 20b).

הָא לַחְמָא עַנְיָא. דִּי אֲכָֽלוּ אַבְהָתָֽנָא וְאַמְהָתָֽנָא בְּאַרְעָא דְמִצְרָיִם. כָּל־דִּכְפִין יֵיתֵי וְיֵכֻל, כָּל־דִּצְרִיךְ יֵיתֵי וְיִפְסַח

Voici le pain de misère que nos ancêtres ont mangé en Egypte. Quiconque a faim vienne et mange! Quiconque est dans le besoin vienne fêter Pessa avec nous !

Chez mes parents, le séder de Pessah̲ était la seule fête qui a absolument toujours été célébrée. La Haggadah était lue, minutieusement et en Français afin de pouvoir être comprise, car il ne s'agit pas de prières mais d'un récit destiné à nous enseigner des valeurs centrales du Judaïsme au travers de l'appropriation du récit de la sortie d’Égypte. Et ce récit, même sans se sentir proche du Divin, mon père s'y reconnaissait. Avec les années, il prit plaisir à voir les invités s'élargir au-delà du cercle familial, surtout pour y inclure des amis non-juifs, avides de découverte. Et même plus tard à Toulouse, alors que la charge d'organiser le séder incombait à la génération suivante, c'est-à-dire Catherine et moi-même, il n'hésitait pas à ajouter quelques convives à la quinzaine ou vingtaine de personnes que nous recevions déjà.

Dans la tradition, comme dans l'esprit de mon père, la célébration de la liberté et de l'accueil ne peuvent qu'aller de paire, et cela doit se faire autour d'un repas partagé. Nourrir l'affamé et l'étranger est une chose et cela correspond à une forme de tzeddakah. Mais cela maintient une distance, pratique et sociale, entre l'un et l'autre, entre le bénéficiaire et le donateur. Sans véritable partage autour de la table, il n'y pas non plus de véritable rencontre.

Pourtant c'est bien à un partage que nous invite le séder de Pessa. Afin d'affirmer l'universalité absolue de cette nécessité du partage, les Avot de Rabbi Nathan, un ancien commentaire de la Michnah, nous enseigne que le premier à devenir un "champion" de cette Mitzvah fut Job, un héros non juif du Tanakh.

יוסף בן יוחנן איש ירושלים אומר יהי ביתך פתוח לרוחה ויהיו עניים בני ביתך ואל תרבה שיחה עם האשה.

Yossef ben Yohanan, un Jerusalémite disait : "Que ta maison soit ouverte à toute direction, que les opprimés soient des membres de ta maisonnée."

יהי ביתך פתוח לרוחה כיצד מלמד שיהא ביתו של אדם פתוח לרוחה לדרום ולמזרח ולמערב ולצפון כגון (שעשה) איוב שעשה ארבעה פתחים לביתו. ולמה עשה איוב ארבעה פתחים לביתו. כדי שלא יהיו עניים מצטערים להקיף את כל הבית.

"Que ta maison soit ouverte à toute direction" : comment ? cela enseigne que la maison d'un homme doit être ouverte dans chaque direction, vers le sud, vers l'est, vers l'ouest et vers le nord comme [fit] Job qui fit quatre ouvertures à sa maison. Et pourquoi Job fit-il quatre ouvertures à sa maison ? Afin que les pauvres n'aient pas se donner la peine de faire tout le tour de la maison.

הבא מן הצפון יכנס כדרכו הבא מן הדרום יכנס כדרכו וכן לכל רוח לכך עשה איוב ארבעה פתחים לביתו:

Si l'un vient du nord, il entre par sa route, si il vient du sud, il entre par sa route, et ainsi dans chaque direction Job fit quatre ouvertures à sa maison.

ויהיו עניים בני ביתך ולא בני ביתך ממש אלא שיהיו [עניים] משיחין מה שאוכלים ושותים בתוך ביתך כדרך שהיו עניים משיחין מה שאוכלים ושותין בתוך ביתו של איוב.

Que les pauvres soient des membres de ta maisonnée : et ils ne seront vraiment des membres de ta maisonnée sur si ils (les pauvres) ont une part égale à ce que mangent et boivent d'habitude les autres membres de ta maisonnée, comme les pauvres avaient une part égale à ce que mangeaient et buvaient les membres de la maisonnée de Job.[1]

Il raconte en particulier que Job fit percer 4 portes à sa maison, aux 4 points cardinaux, "afin que les pauvres n'aient pas à se donner la peine de faire tour de sa maison pour entrer". Ils y étaient alors accueillis comme des membres de la maisonnée et pouvaient se rassasier de nourriture et de boisson avec les autres membres de la famille de Job.

Cette hospitalité est justement considérée comme une vertu cardinale du Judaïsme par toutes les générations de Rabbins. Au Moyen Âge, la même démonstration de générosité sera attribuée à Abraham Avinou (midrach tehilim 110), qui est déjà considéré comme un parangon d'hospitalité d'après le récit de l'accueil des 3 anges (Gn 18). Le Talmud (Baba Metzia 86b) nous raconte qu'alors qu'il est encore souffrant de sa circoncision, Abraham se tient assis à l'entrée de la tente, impatient de repérer des voyageurs à inviter et accueillir. Dieu, par compassion pour Abraham convalescent, commence par faire de cette journée une fournaise caniculaire afin qu'aucun voyageur n'ose sortir et déranger Abraham. Mais devant la mine déconfite de notre patriarche, Dieu envoie lui-même les anges pour qu'Abraham puisse pratiquer la mitzvah de הכנסת אורחים, hakhnassat orh̲'im, littéralement "du rassemblement des étrangers".

Aujourd'hui, alors que nous entamons cette longue journée de Yom Kippour, ce n'est évidemment pas un repas que nous partageons, mais notre contrition et l'humilité de la condition humaine. En jeûnant, en faisant abstraction pendant toute cette journée des besoins de notre corps, nous prenons conscience de manière aiguë de notre mortalité et de notre fragilité. Demain lorsque nous rappellerons la mémoire de nos proches disparus, la perception de la brièveté des jours réflexion sera un appel urgent à nous améliorer et réformer nos habitudes. Pour ceux qui, comme moi, ont perdu un proche récemment, l'acuité de cette réalisation n'en sera que plus forte.

Comment apprendre à suivre l'exemple d'Abraham et de Job ? Malheureusement, notre quotidien nous pousse à être de plus en plus individualistes et à nous isoler les uns des autres. Que ce soit l'angoisse d'un monde économiquement en crise, l'effet pervers des menaces terroristes, le rythme trépidant, ou l'attrait du monde virtuel que nous transportons dans notre poche, rien ne semble nous encourager à reconnaître et inviter notre prochain. Passivement, nous nous laissons dériver et nous nous éloignons les uns des autres. Même à l'intérieur de notre communauté, le sentiment de partage et de solidarité est difficile à cultiver, pour ceux qui ne se rencontrent pas en dehors de la synagogue.

Pourtant c'est par le soin que nous apportons aux relations avec les autres, proches ET moins proches que nous pouvons réellement œuvrer au bien et au mieux en ce monde. Récemment deux membres de notre communauté se croisaient dans le cadre professionnel. Sans être directement impliqués dans ce qui créait une tension entre leurs employeurs respectifs, leur reconnaissance mutuelle participa, même modestement, à améliorer la confiance de chaque côté.

A titre personnel, j'étais invité à dîner avec ma maman il y a quelques jours, dans une famille de notre communauté, ainsi qu'avec quelques autres membres de Beth Hillel. Ce repas partagé était un geste d'amitié et de soutien à notre famille, mais ce qui participa le plus à faire de cette soirée quelque chose de chaleureux et d'approprié, malgré les circonstances difficiles, fut l’éclectisme du choix des invités qui, pour certains, se connaissaient sans se connaître et ont ainsi pu créer des liens.

D'une certaine manière ce dîner fut le prototype d'une des actions que vous proposera cette année Beth Hillel pour renforcer le sentiment d'appartenance à notre synagogue. J'ai évoqué plusieurs fois le séder de Pessah̲, cette année nous souhaitons vous impliquer personnellement dans la célébration de Pessah̲ et insister sur la célébration du séder à la maison, qui est son lieu naturel. Le séder communautaire sera déplacé au deuxième soir, et la communauté vous aidera à organiser un séder le 1er soir. Je sais que nombre d'entre vous ont des hésitations pour organiser ou participer à un séder, parce qu'ils pensent ne pas savoir comment faire un séder, ou qu'ils ne savent pas qui inviter, ou par qui être invités. Ce besoin de se regrouper pour célébrer le séder est pourtant prescrit dans la Torah dès la description du premier séder :

וְאִם־יִמְעַ֣ט הַבַּיִת֮ מִהְיֹ֣ת מִשֶּׂה֒ וְלָקַ֣ח ה֗וּא וּשְׁכֵנ֛וֹ הַקָּרֹ֥ב אֶל־בֵּית֖וֹ בְּמִכְסַ֣ת נְפָשֹׁ֑ת אִ֚ישׁ לְפִ֣י אָכְל֔וֹ תָּכֹ֖סּוּ עַל־הַשֶּֽׂה׃

Mais si la maisonnée est insuffisante pour consommer un agneau entier, on prendra quelqu'un d'à coté dans sa maison, à proportion du nombre de personnes, afin de manger et de contribuer à l'agneau (Ex. 12.4).

Beth Hillel édite déjà une Haggadah de Pessah̲ particulièrement claire et simple, et que vous pourrez bientôt télécharger (http://www.beth-hillel.org/pourpessah). Cette Haggadah sera complétée par un petit livret pratique, également téléchargeable, sur la manière de faire un séder, pour ceux qui n'ont pas assisté à ma conférence d'avril dernier. Nous organiserons également, et c'est là le cœur du projet, une bourse d’échange de Pessah̲ ou chacun pourra indiquer ce qu'il propose ou ce qui lui manque :

  • Un lieu pour accueillir un séder pour 12 personnes
  • Un invité connaissant des chants de Pessa
  • Le repas complet, bouillon et kneidler compris
  • Quelques bouteilles de vin
  • Des places pour 4 invités.

Il ne s'agit pas de laisser toute l'organisation et le travail à quelques bonnes volontés, mais de partager en contribuant chacun selon ses moyens ou ses compétences.

Nous vous aiderons donc à constituer une maisonnée de Pessah̲ et à vivre un Pessah plus chaleureux et proche de son sens profond. Le second soir de Pessah, Beth Hillel organisera comme d'habitude un séder communautaire, mais qui proposera une formule plus simple et accessible, et ainsi étudier et explorer des aspects inédits ou exotiques de Pessah, en variant chaque année la thématique ou l'approche du séder communautaire.

Le véritable objectif de la synagogue, ce n'est pas de compter le nombre de personnes qui sont venues au séder communautaire, parce qu'elles aiment l'ambiance ou le traiteur du séder communautaire. Notre objectif est de multiplier le nombre de juifs qui ont pu célébré un Pessah̲ inoubliable, avec la famille, des amis, ou des inconnus devenus des amis.

Puisque je ne peux ce soir vous engager à repartir en groupe pour partager un repas, je vous invite donc, comme l'an dernier, à partager des bénédictions sincères et réciproques.

Si vous voulez bien vous lever.

Ceux d’entre vous qui sont assis aux rangs impairs, 1, 3, 5 etc, retournez-vous vers le rang précédent et saluez ce voisin que peut-être vous connaissez ou peut-être ne connaissez pas.

Et tous ensemble nous invoquerons la bénédiction de l’Eternel sur notre voisin et sur nous-même.

יְבָרֶכְנוּ יהוה וְיִשְׁמְרֶֽנוּ.
יָאֵר יהוה פָּנָיו אֵלֶֽינוּ וִיחֻנֶּֽנוּ.
יִשָּׂא יהוה פָּנָיו אֵלֶֽינוּ וְיָשֵׂם לָֽנוּ שָׁלוֹם.

Que l’Eternel nous bénisse et nous garde.
Que l’Eternel nous éclaire et nous accorde Sa grâce.
Que l’Eternel tourne Son regard vers nous et nous accorde la paix.

Je vous souhaite à tous Chanah Tovah, ouguemar h̲atimah tovah, ainsi qu’un jeûne léger. Profitez-en pour en souhaiter autant à tous vos voisins.

Rabbin Marc Neiger

 


1 Avot de Rabbi Nathan (A) sur Pirké Avot 1.5.