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"Agir en juif, c'est chaque fois un nouveau départ sur une ancienne route" Abraham Heschel

Beth Hillel Beth Hillel Beth Hillel Beth Hillel

Le Minimum humain par David Meyer & J.M. de Bourqueney

Je viens de refermer le livre et je suis perplexe. Je n’aurais jamais pensé, lorsque j’en ai entamé la lecture, que les problèmes qu’il soulevait étaient pratiquement sans solution. Le minimum humain ? Les valeurs acceptées par tout le monde pour permettre un « vivre-ensemble » acceptable ? Quoi de plus facile à définir ? Et bien, non : J’ai lu lentement et avec énormément d’intérêt ces 207 pages qui m’ont sans cesse renvoyée à l’actualité la plus brûlante.

Nous vivons à Bruxelles dans une ville cosmopolite où se côtoient un très grand nombre de nationalités, de cultures, de religions. Elles se côtoient, mais est-ce qu’elles « vivent ensemble » ? Combien de Maghrébins, d’Africains noirs, de Chinois, d’Américains y a-t-il parmi mes amis et mes connaissances ? Autant dire aucun. J’en rencontre, souvent dans la rue, parfois dans un magasin, quels sont alors les échanges ? Pour ainsi dire nuls. Parfois un regard, plus rarement un sourire, très rarement quelques mots.

Le rabbin David Meyer et le pasteur Jean-Marie de Bourqueney ont voulu rechercher chacun dans une étude personnelle, quel était ce « minimum humain » nécessaire pour permettre à des hommes, des femmes si différents de vivre ensemble et de construire une société commune. Ils ont ensuite voulu confronter le résultat de leurs réflexions, et élargir le débat en convoquant à une table ronde Farid El Asri, musulman et Paul Danblon, penseur laïque.

Dans une première partie, David Meyer se demande si les lois noachides, ou lois données par Dieu à Noé, ne seraient pas le « cadre minimum » qui permettrait à tous les hommes de cohabiter en paix au sein d’une même société. Aussi, dans une étude très structurée et fouillée, dans le détail de laquelle nous ne pouvons malheureusement pas entrer, étude qui ne se veut pas « pieuse », analyse-t-il l’interprétation qu’ont donnée les Tossafistes[1]de ces lois. Un court passage du Traité sur l’idolâtrie (Traité Avoda zara VIII, 4 de la Tossefta[2]) les résume en peu de mots :

« Les fils de Noé ont reçu les sept commandements suivants : les lois (tribunaux), [l’interdiction de] l’idolâtrie, [l’interdiction du] blasphème, [l’interdiction des] unions illicites, [l’interdit du] meurtre (répandre le sang) et [l’interdit du] vol....... et [l’arrachage du membre d’un animal vivant. »L’établissement de lois pose le problème de la relativité entre la justice et les tribunaux. La recherche d’une justice absolue peut conduire à la plus sanglante tyrannie, les tribunaux sont là pour établir des lois qui « s’efforcent » de rendre justice. L’interdiction du blasphème repose sur la considération que la société humaine n’est viable que grâce à la capacité de parler et de communiquer, mais en contrôlant son langage. Si l’idole n’est plus de pierre comme aux temps  bibliques et rabbiniques, elle est aujourd'hui l’argent, le pouvoir, tout ce qui n’est pas la recherche d’un équilibre entre plusieurs valeurs qui dirigent la vie de l’homme. L’interdiction des unions illicites rappelle qu’il ne peut y avoir de vie sociale si nous ne sommes pas capables de limiter et de maîtriser nos désirs. L’interdiction de répandre le sang, que l’on peut traduire par celle du meurtre, est, selon l’auteur, plus contraignante que le verset de l’Exode qui interdit le meurtre, mais autorise de tuer en cas de légitime défense. Personnellement, je ne crois pas être de son avis, car on peut tuer par la parole, crime qui peut être considéré comme aussi grave que celui de répandre le sang. L’interdiction du vol, c’est à dire la reconnaissance du droit à la propriété, et la légitimation d’une certaine inégalité, est, selon D. Meyer, inacceptable dans une société à dominante chrétienne car, avec Levinas, il pense que « C’est à l’homme de sauver l’homme : la façon divine de réparer la misère consiste à ne pas faire intervenir Dieu "[3]. En effet, dans le judaïsme, la « fraternité » n’exige pas la disparition de l’inégalité, mais vise seulement à sa diminution. Enfin, la dernière des sept lois noachiques, l’interdiction d’arracher et de manger un membre d’un animal vivant. Cette loi règlemente la cruauté, et une pensée du philosophe juif allemand, Theodor Adorno, suscite une lourde réflexion lorsqu’il dit : « Auschwitz commence quand quelqu’un regarde un abattoir et pense : ce ne sont que des animaux » !

David Meyerconclut l’analyse des 7 lois de Noé par ces mots : « Pour vivre ensemble, la tradition juive ne préconise pas le choix de la perfection de l’être humain, mais plutôt celui du contrôle de ses propres dérives. Un choix qui pour certains manque cruellement d’ambition. »

Cette ambition nous la trouvons par contre chez le pasteur Jean-Marie de Bourqueney pour qui la valeur universelle est le bonheur. Une valeur, certes oui, mais un « minimum » ou un « maximum » humain ? Voilà ce que je ne puis m’empêcher de me demander. Ces valeurs qui doivent mener au « vivre ensemble » universel, il les trouve dans le texte évangélique des « Béatitudes », prononcées par Jésus dans son Sermon sur la Montagne. Et des Béatitudes, il déduit que le bonheur, valeur ultime, nécessite de bien nombreuses conditions. Il les énumère en conclusion de son analyse : « Réflexion, raison, échange, dialogue, relation, humilité, prise en compte de la réalité, fragilité, réconciliation, pureté, authenticité, dépouillement, sincérité, paix, engagement concret, conviction, conscience,.... Autant de mots, autant de notes issues de ces Béatitudes, que le christianisme offre au monde pour construire, écrire, composer la grande symphonie d’une éthique commune... Nous faisons partie de l’orchestre philharmonique de l’humanité ».

Je me reproche mon scepticisme lorsque je lis cette longue énumération que je ne puis m’empêcher de trouver sympathique, mais tellement idéaliste et utopique........ D’autant plus qu’aucune de ces « valeurs », ne peut être ni définie, ni fixée, ni règlementée, ni imposée par le christianisme. Comment prétendre alors qu’elles puissent être la base et le fondement réalistes d’un « vivre ensemble » ? Je comprends mieux le pasteur de Bourqueney lorsqu’à la fin de la table ronde il déclare que « la seule valeur universelle est le dialogue », et que pour qu’il y ait dialogue, il faut que tous les participants acceptent d’être sur un pied d’égalité et respectent cette égalité.

A la table ronde se sont joints Farid Asri qui, en musulman croyant, déclare : « L’Homme dans la tradition musulmane, est cet être porteur du souffle divin, c’est-à-dire un être qui est venu au monde avec la conscience inconsciente de la présence du divin en lui ». J’aime cette notion de « conscience inconsciente » qui nous permet de dialoguer à propos de valeurs, de ne pas les rejeter pour la bonne raison que ce seraient des valeurs uniquement religieuses, voire attribuables à une seule religion ou idéologie. J’aime aussi le voir évoquer la devise française : « Liberté, égalité, fraternité ». Il en restreint cependant l’application en ajoutant que ces valeurs ne devraient pas être uniquement comprises comme elles le sont par les Français...... Il en appelle au respect du cadre légal, à la notion de l’Etat de droit, rejoignant ainsi ce que prescrit la première des lois noachides qui impose l’établissement de tribunaux. Cependant lorsqu’il demande la garantie de la liberté de conscience, il me semble légitime de se poser la question si, dans les pays musulmans, le terrorisme peut se revendiquer de la liberté de conscience lorsqu’il s’agit de combattre les ennemis d’une cause estimée juste. 

J’avoue ne pas très bien comprendre Paul Danblon lorsqu’il prône « le rite, la parole, le chant, puis plus tard l’écriture » comme étant des conduites sociales renvoyant à des valeurs universelles. Si ce sont là, en effet, des comportements propres uniquement aux humains, il me semble que tant le rite que la parole, le chant et l’écriture, peuvent être employés au service de la paix, mais aussi, souvent et avec beaucoup de violence, en tant qu’armes capables de susciter la division et la guerre. Je le comprends encore moins lorsqu’il affirme : « J’essaie de faire un travail raisonné et honnête de dialogue interconvictionnel : toute religion est une conviction comme une autre », et quelques pages plus loin, il cite Kant selon lequel « l’ennemi de la vérité n’est pas le mensonge, c’est la conviction » ! Il affirme cependant qu’il conçoit très bien que l’on puisse respecter une opinion sans la partager. 

En conclusion, je me demande s’il est possible de trouver un dénominateur commun minimum qui, librement accepté ou imposé par des lois universelles, pourrait permettre la création d’une société où « vivraient ensemble » toutes les religions et toutes les cultures. Nos auteurs ne l’ont pas trouvé. Est-ce parce qu’ils sont partis de leur propre culture religieuse ? Auraient-ils dû analyser davantage l’origine et les interprétations possibles des « Droits de l’Homme », tels qu’ils ont été énoncés dans la Déclaration Universelle de 1948 ? C’est à dire une Charte reconnue et signée par la majorité des Etats et qui ne fait référence ni à une Transcendance, ni aux religions ?

La lecture du livre nous laisse sur notre faim, puisque les auteurs ne nous donnent pas de réponse qui soit une véritable solution, par contre elle nous place au centre d’un immense chantier de réflexions. Sans cesse, nous sommes conduits à mesurer l’actualité sociale, politique et économique de notre temps à l’aune de l’éthique enseignée par nos textes fondateurs. Il y aurait encore énormément à dire sur les analyses très riches développées dans le livre et sur la suite qui pourrait leur être donnée.

Moïse Mendelssohn[4]affirmait que les non-Juifs étaient tenus d’observer la seule loi naturelle qu’il identifie lui aussi aux sept lois que la tradition juive rapporte à Noé. Il pose ainsi la base d’un enseignement qu’il élabora dans les années qui précédèrent sa mort, à savoir que le judaïsme s’accorde parfaitement avec la religion naturelle et la raison, la vertu consistant à agir en harmonie avec la nature et la raison humaine. Il ajoute que la première loi naturelle est de « rendre notre condition, intérieure et extérieure, et celle de notre semblable aussi parfaite que possible »........ 

Monique Ebstein



[1]Les Tossafot sont des ajouts au texte de Rashi, écrits par ses disciples, les Tossafistes, qui commentent le texte de leur maître (Note de l’auteur)

 

[2]Les Tossafot sont des ajouts au texte de Rashi, écrits par ses disciples, les Tossafistes, qui commentent le texte de leur maître (Note de l’auteur)

 

[3]Levinas : « Les imprévus de l’histoire », Paris, Fata Morgana, 1994, p.161

[4]David Sorkin : « Moïse Mendelssohn : Un penseur juif à l’ère des Lumières » p 42 , Albin