Faire ou ne pas faire

Faire ou ne pas faire

Catégorie(s): Réflexion, Sermon, Video

Publié le : 27/10/2025

Publié par : Rabbin Marc Neiger

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Sermon de Yom Kippour 5786

H̱avérot, H̱avérim, chers amis,

vous connaissez probablement cet histoire juive, cela se passe en Allemagne au début des années 30, c’est Yankel qui croise son ami Moïshe au café, et à sa plus grande stupéfaction, Moïshe est en train de lire Der Sturmer avec un grand sourire aux lèvres …

Yankel n’en croit pas ses yeux : « mais comment est-ce que tu peux lire un tel torchon !?? ».

Alors Moïshe lui répond, oui je sais, mais dans les journaux de la communauté, ils ne font que parler de la montée de l’antisémitisme, et de comment l’avenir s’annonce bien sombre pour nous ici, alors que dans ce journal, nous sommes les maîtres du monde … »

Mais je dois dire que ces derniers temps, cette histoire me fait de moins en moins rire, c’est comme si j’avais de plus en plus de mal à la comprendre …

Contrairement à ce que vous pourriez imaginer, ce n’est pas parce que j’y verrai une préfiguration de la montée de l’antisémitisme que nous traversons aujourd’hui, ou parce qu’elle prendrait des accents prophétiques d’une nouvelle tragédie, de toute façon, la prophétie juive, ne consiste pas à prédire l’avenir mais à décoder le présent.

Et c’est bien ça, je ne décode plus tout à fait cette histoire. Le ressort de l’humour repose ici sur la juxtaposition d’une réalité et d’une absurdité. Pour que cette histoire nous fasse rire, il faut savoir clairement qui est qui : qui sont les gentils, qui sont les méchants, et quels sont les mensonges utilisés par la propagande, ce qui est vrai et ce qui est faux.

Or je dois avouer que la réalité et le sens du monde m’échappent de plus en plus. Si j’écoute les personnages politiques, en Belgique ou en Europe, il faut bien avouer que ce sont les partis très à droite qui semblent vouloir s’intéresser à lutter contre l’antisémitisme et protéger les juifs d’Europe. Mais ils souhaitent mettre en place des politiques de non accueils, qui si elles ne nous affectent pas aujourd’hui en tant que juifs, auraient été un arrêt de mort pour nos familles en d’autres temps.

Les États-Unis restent les plus fermes alliés militaires d’Israël mais jusqu’à quel point le sont-ils encore de l’Europe et du reste monde occidental ? Et d’ailleurs, même concernant Israël ne sont-ils pas également un mauvais génie pour les laisser s’aliéner le soutien des pays arabes qui s’étaient rapprochés d’Israël. Sans que compter que pour beaucoup de cette Amérique, j’imagine qu’un bon juif est un juif enfin devenu chrétien ….

Si l’on regarde les chiffres, je me demande si avec ses droits de douanes et la récession qu’ils risquent d’entraîner, Donald Trump ne ferait-il pas plus pour la décroissance et la planète que Greta Thunberg ? Il y de quoi avoir franchement le vertige, et ne plus savoir à quel saint se vouer …

Et dans le même temps, crise après crise, nous semblons nous accommoder d’une situation politique, écologique et économique qui ne s’améliore pas. Nous sommes paralysés par notre impuissance à changer les choses. Au point que beaucoup se réfugient dans des positions radicales, mais aussi insignifiantes en termes de résultat, ou d’autres à accepter passivement toutes les détériorations du monde.

La colère exprimée dans des conflits sociaux sans revendication claire, la dureté de notre société, la hausse de la consommation de drogue, les problèmes de santé mentales qui explosent régulièrement en violence gratuite, sont probablement les fruits des frustrations engendrés par notre impuissance et notre résignation devant l’accumulation des difficultés et ces sources de stress.

Cette impuissance, cette résignation, se nomme « impuissance apprise », ou « impuissance acquise » selon les sciences du comportement. L’impuissance apprise a été exposée en premier dans les années 60s en appliquant à des animaux des expériences désagréables ou douloureuses arbitraires, auxquelles ils ne pouvaient pas échapper. Après un certains temps, ils n’essayent plus d’échapper à leur supplice. Et même pire, si on les soumet à de nouvelles expériences, ils acceptent passivement, même si une possibilité d’échapper existe et est visible.

Exposés ainsi, ces résultats n’ont rien d’encourageant, et semblent à même d’éroder significativement notre affirmation du libre arbitre. Face aux grandes difficultés et challenges de notre monde, nous sommes parfois écrasés par notre impuissance. Malgré nos efforts individuels, le flot d’annonces toujours plus inquiétantes sur notre futur semble impossible à enrayer, et surtout à contrer.

En cherchant quelque chose de comparable dans les textes rabbiniques, je suis tombé sur des commentaires midrachiques de l’épisode de Baal-Peor (Nb 25), où les rabbins1 imaginent exceptionnellement Moïse en proie à l’impuissance. Dans le narratif des rabbins, Zimri sortit du rang pour mettre en cause l’application de la loi par Moïse et provoquer son autorité ; au lieu de prendre une décision, ou de consulter l’Éternel, voire d’autres personnages importants comme Aharon, les rabbins nous disent que « ses bras lui en tombèrent et devinrent impuissants, la loi lui échappa, et Moïse et tous autour de lui fondirent en larmes ».2

C’est une situation hors norme. L’impuissance et la paralysie de Moïse semblent contaminer tant son entourage que le spectateur et le lecteur par la stupéfaction … C’est alors que Pinẖas se lève et va procéder à deux exécutions sommaires au vu et su de tout le monde. En clair, la paralysie et l’impuissance ouvrent la porte à la violence et au chaos.

La tradition nous met ainsi ouvertement en garde contre l’inaction ou la paralysie. Nous avons conscience du poids de la répétition des crises sur notre capacité à faire face. Cela nous entraîne à rester ou devenir passifs.

Que ce soit à cause de la situation des juifs, en diaspora ou en Israël, ou des sujets plus généraux comme je l’ai évoqué en ouverture, ou encore l’accumulation de toutes ces angoisses (les séfarades ont un bonus mais ne sont pas immunisés), je pense que nous sommes nombreux à nous reconnaître comme victimes de cette impuissance acquise. Et si les juifs sont loin d’être les seuls à ressentir cette paralysie, la confusion des positions et le rôle récurrent de boucs émissaires que les autres nous font endosser, nous rendent particulièrement sensibles.

Heureusement, plutôt que de nous contenter d’une vision mécaniciste et particulièrement pessimiste, les sciences du comportement nous proposent également une suggestion de thérapie à même de soigner et surmonter « l’impuissance acquise ». Si l’impuissance acquise « s’attrape » par la répétition systématique de l’impuissance, il semble que l’expression, même limitée, même minime de notre contrôle sur une situation, puisse agir comme une sorte de vaccin, à la fois curatif et préventif.

Et c’est bien ce que nous sommes invités à faire aujourd’hui, en ce jour de Kippour, à prendre, ou reprendre, le contrôle de nos vies par des gestes dont nous pourrons mesurer et ressentir les effets. Bien sûr, ce qui est attendu de nous pour accomplir une vraie techouvah peut nous sembler hors de portée. C’est d’autant plus vrai si nous ajoutons à ce que nous avons fait, tout ce que nous ne sommes pas parvenus à faire, ou tout ce que nous avons collectivement laissé faire. Toute tentative de réparation peut sembler insignifiante, inutile même. Pourquoi endosser le supplice de Sisyphe volontairement, accepter de faire un travail épuisant qui s’avérera inutile, car Sisyphe est l’incarnation de cette impuissance acquise …

Selon Camus, l’être humain peut trouver une forme de bonheur malgré l’absurdité du monde : « Il faut imaginer Sisyphe heureux ». Tout comme Camus, le Judaïsme refuse de laisser l’humain céder tout son être à l’absurdité du monde, mais il diffère sur la manière d’y parvenir. Pour Camus l’être humain profite de courts moments au dessus de cette absurdité, alors que pour le Judaïsme, l’être humain grignote patiemment cette absurdité ; à chaque cycle, il est un peu plus fort de l’expérience du cycle précédent.

Boris Cyrulnik le décrit à propos de la résilience : elle peut s’exprimer par des expériences d’entraide ou de soutient, mêmes infimes pour contrer les traumas ; l’impuissance acquise peut être contrée par l’expérience du contrôle, tout aussi infime, sur nos vies. Et malgré l’aspect intellectuel, spirituel, et même désincarné de ce discours, et de l’expérience de Yom Kippour, c’est peut-être par des gestes que nous sommes les plus capables de re-commencer à exercer un contrôle sur nos vies.

Pendant la journée de Yom Kippour, le jeûne ne doit pas être vécu comme une expérience d’ascèse mais de modération. C’est seulement à la rupture du jeûne, quand nous revenons à la « normale » que l’expérience corporelle prend du sens. Le contrôle sur notre alimentation, et le judaïsme ne manque pas de règles sur le sujet, est un exemple clair de domaine où nous pouvons exercer un tel contrôle. C’est simple à définir et à mesurer, et pourtant pas si simple à appliquer, je ne le sais que trop bien.

Même si certains gestes viennent ponctuer la journée juive, se lever ou s’asseoir pour la prière, pour certains se balancer, mettre les téfilin, l’expérience juive est rarement ressentie dans notre corps. Pourtant c’est une sensation qui peut exister dans l’expression juive, ce que le rabbin Abraham Joshua Heschel décrivit à propos des marches pour les droits civiques en 1965 avec le révérend Martin Luther King :

« Même sans mots, notre marche était une expression de dévotion. Je sentais que mes jambes priaient »

Comme lors de Roch haChanah, je souhaiterais donc vous inviter à vous mettre en mouvement pour l’année 5786, à avancer avec détermination, à ne pas vous laisser paralyser par le chaos de notre monde, à affirmer votre capacité à agir même pour faire de petit pas pour avancer sans vertige sur un pont de corde.

Kol haolam koulo ….

Rabbin Marc Neiger

1 Midrach Tanẖouma Balak 20.1, Midrach Bamidbar Rabbah 24, ySanhedrin 9:7, bSanhedrin 82a.

2 Midrach Bamidbar Rabbah 24.

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