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Judaïsme: un monde religieux conflictuel

May 3, 2011 5:

Judaïsme : un monde religieux conflictuel
Rubrique: Judaïsme & Culture
 
 
D. Meyer et L. Vana

Qu’ils soient libéraux ou Massorti, plusieurs courants ont fait leur apparition aux côtés des Juifs orthodoxes. Comment ces différentes tendances du judaïsme se perçoivent-elles respectivement ? Nous avons posée la question à Liliane Vana et David Meyer, deux personnalités qui s’expriment en leur nom propre, sans engager les courants dont ils se revendiquent.

Quelle est la nature des rapports entre l’orthodoxie juive et les autres courants du judaïsme ? L. Vana : Les relations sont inexistantes. Quand on parle de relations, cela implique des rencontres, des débats et des tentatives de dégager des dénominateurs communs. Or, tout cela fait défaut. Il se peut qu’à titre individuel, ce type de relations existe, mais pas entre leaderships des différents courants. Le refus de se rencontrer est la norme en vigueur.

David Meyer : Effectivement, nous n’avonsofficiellement aucune relation. Dès qu’on entre dans le cadre juif formel, en tant que libéral, je n’existe plus.

L’orthodoxie juive prend-elle conscience de l’existence des autres courants du judaïsme ? L. Vana : Oui, mais je ne pense pas qu’elle les prenne en considération dans ses choix ou ses orientations. Lorsqu’elle le fait, c’est précisément pour se démarquer des courants non orthodoxes. La question ne se pose pas en termes relationnels. Le problème est avant tout halakhique : l’orthodoxie considère que tous les autres courants du judaïsme doivent s’aligner sur la Halakha orthodoxe. En outre, il s’agit de savoir quel type de judaïsme on souhaite transmettre aux générations suivantes.

D. Meyer : Le judaïsme orthodoxe considère encore que le judaïsme libéral est proche de l’hérésie. Ils se demandent donc pourquoi ils entretiendraient des relations avec un judaïsme qui n’en est pas un pour eux. Ils n’ont donc aucune raison particulière de chercher le contact, d’autant plus que le judaïsme libéral, en termes d’affiliations, a un poids inférieur aux courants orthodoxes en Europe continentale.

Existe-t-il une chance pour que cette absence de rapports évolue vers un dialogue constructif ? L. Vana : J’espère que cela se produira un jour, car le dialogue est en soi une chose positive. A plus forte raison dans le monde juif. Ce dialogue est nécessaire, mais les leaderships de chaque courant ont du mal à le mener. Je ne crois pas que ce dialogue se fera lors de grands rassemblements internationaux en présence des leaderships des différents courants. Mais des évolutions pourront survenir à un échelon local, si des dirigeants communautaires sont prêts à instaurer ce dialogue.

D. Meyer : Il faudrait des points d’accroche à ce dialogue. Je n’en vois aucun. Même sur une question aussi essentielle que l’avenir du peuple juif, la réflexion n’est absolument pas la même. Le monde orthodoxe est conscient de la crise identitaire du judaïsme et sait que l’assimilation pèse sur l’évolution du monde juif. Mais le principe du « Sheerit Israël » (le reste d’Israël) gouverne leur réflexion sur cette problématique. Ce qui les intéresse, c’est de maintenir la tradition juive orthodoxe avec ceux qui en font le choix, même si c’est une minorité. Alors que le judaïsme non orthodoxe dans son ensemble ne se contente pas de cette minorité. Il se préoccupe de la globalité du peuple juif. On voit très vite qu’il s’agit de deux approches inconciliables.

Vous êtes critiques envers vos courants respectifs. Y a-t-il malgré tout des aspects de ceux-ci qui trouvent grâce à vos yeux ? L. Vana : Ma critique ne porte pas que sur les courants orthodoxes. Je suis orthodoxe, mais également et surtout une universitaire qui mène de la recherche scientifique. Un chercheur se doit de porter un regard critique sur les phénomènes qu’il observe. La nuance est importante. Je suis attachée à l’orthodoxie et je tiens à ce qu’elle évolue, parce que ce courant a un rapport très étroit aux textes de la tradition juive. La Halakha orthodoxe constitue la garantie de l’avenir du judaïsme. Or, dans l’état actuel du judaïsme, seul le courant orthodoxe peut assurer la transmission de ces textes, de cette tradition, et de la pratique du judaïsme. En l’absence de l’orthodoxie, le judaïsme prendra une autre forme et perdra une grande partie de son essence. A cet égard, je suis convaincue que l’orthodoxie joue un rôle déterminant, mais encore faut-il qu’elle en prenne conscience et qu’elle s’attaque en amont à ce problème. Il y a certes des individus qui contribuent à cette réflexion, mais les leaderships dans leur ensemble n’ont pas encore pris la mesure des enjeux. Aujourd’hui, les courants orthodoxes s’inscrivent dans la modernité en affrontant à bras le corps des problèmes relatifs aux technologies nouvelles, aux techniques médicales modernes, à la bioéthique, etc. Les décisions halakhiques adoptées peuvent être discutables, mais la réflexion est menée et le travail se fait. En revanche, sur deux grandes questions, il n’y a aucune avancée : celle des conversions et celle des femmes en attente de get(divorce). Les courants non orthodoxes ont réussi à dégager des solutions, alors qu’au sein même de l’orthodoxie, bien que ces problèmes soient traités au cas par cas, aucune décision de principe n’est prise en amont. Or, on ne peut plus se contenter de traiter ces problèmes comme des cas individuels. Il s’agit de problèmes de société qu’il faut résoudre. Il y a eu quelques tentatives menées par des rabbins n’appartenant pas à l’establishment, mais elles n’ont pas abouti. Aujourd’hui, personne au sein du leadership orthodoxe n’essaye d’affronter ces deux grands problèmes du judaïsme de notre époque.

D. Meyer : Je suis un rabbin de tradition et d’éducation libérale, mais aujourd’hui, le judaïsme libéral emprunte une voie qui m’est de plus en plus étrangère. Le niveau intellectuel a considérablement baissé, et c’est devenu un judaïsme de non-choix, c’est-à-dire qu’on y adhère parce qu’on est rejeté ailleurs. Mais surtout, le judaïsme libéral n’a plus de limite et refuse de s’en imposer : on ne refuse rien, pour le rendre attirant et « sympa ». Il n’y a pas d’espoir pour un judaïsme qui ne se fixe pas de limite. Or, le judaïsme, c’est le cadrage de la vie. Je ne peux pas penser à des sphères du judaïsme où cette notion de limite n’est pas présente. Et aujourd’hui le judaïsme libéral se borne à accueillir des gens qui viennent à lui, car ils sont en quête de régularisation de leur situation familiale à cause d’un mariage mixte. En soi, l’approche libérale par rapport aux couples mixtes est responsable et intelligente, mais dans la pratique, elle est inopérante. Une fois qu’on a ouvert la porte à ceux qui se situent à la marge, cette marge devient le juste milieu pour ensuite devenir la norme. J’ai été rabbin dans des communautés libérales pour bien connaître leur configuration sociologique. C’est un problème énorme, et je comprends que les orthodoxes se sentent mal à l’aise avec cela. Tout en étant rabbin libéral, j’éprouve aussi ce malaise.

Quel regard portez-vous sur les courants non orthodoxes ? L. Vana : Le rapport aux textes et à l’étude des sources juives y est faible. L’enseignement des textes, des sources juives et de la littérature rabbinique est insuffisant. C’est la faiblesse de ces courants, même si à titre individuel, on peut y rencontrer de grands érudits. En dépit de cette critique, je pense que ces courants jouent un rôle sociologique important. Si des Juifs fréquentent des synagogues libérales, c’est parce qu’ils s’y sentent bien et parce que les structures orthodoxes ne savent pas ou ne peuvent pas les accueillir. Ils peuvent y perpétuer des traditions juives, même si les liens ne sont pas suffisamment élaborés avec les textes et même si ce n’est pas un judaïsme aussi « halakhique » que je l’aurais souhaité. On ne peut pas nier que ces courants non orthodoxes permettent à des Juifs de célébrer des fêtes juives, d’écouter la lecture de la Torah à la synagogue, de procéder à la circoncision, de maintenir le lien avec Israël, etc. Que les choses soient claires : je ne souhaite pas du tout que le judaïsme évolue en s’alignant sur des conceptions non orthodoxes. Mais en tant qu’orthodoxe, je dois reconnaitre que cette manière de maintenir des Juifs non pratiquants dans le giron du judaïsme ne peut être sous-estimée.

Que vous inspire l’orthodoxie aujourd’hui ? D. Meyer : Il est figé, dogmatique, et sa production intellectuelle est médiocre. Les rabbins négligent de plus en plus l’étude des textes, et leur fonction se réduit exclusivement à la célébration des offices. Les rabbins se transforment en curés de paroisse. Je m’y sentirais très mal à l’aise. Je dois admettre que cette évolution se manifeste aussi chez les libéraux. Je suis un rabbin libéral qui essaye de conserver son indépendance. Je suis d’ailleurs convaincu que le confinement du judaïsme en courants et l’institutionnalisation sur le mode consistorial ont fait beaucoup de mal au judaïsme. S’il régnait un peu plus d’indépendance, le judaïsme se porterait beaucoup mieux. Une vieille histoire hassidique très connue raconte que la pire chose qui soit arrivée à la tradition juive, c’est lorsque la Torah est devenue une religion ! Quand le message est figé dans des institutions, cela devient catastrophique. Si plus de Juifs se sentaient responsables de l’avenir du judaïsme plutôt que de penser que l’institution s’en charge, les Juifs seraient plus intelligents et plus forts pour affronter les problèmes auxquels ils sont confrontés.

Rabbin libéral diplômé du Leo Baeck College de Londres, David Meyer est professeur de littérature rabbinique à l’Université grégorienne pontificale de Rome. Auteur de plusieurs ouvrages de réflexion sur le judaïsme, il a publié en 2010 Le minimum humain. Réflexion juive et chrétienne sur les valeurs universelles et sur le lien social(éd. Lessius).

Docteur en sciences des religions, Liliane Vana s’est spécialisée en droit hébraïque et en littérature rabbinique et talmudique. Professeur associé à l’Institut d’études du judaïsme de l’Université libre de Bruxelles, elle est l’auteur de nombreux articles scientifiques portant sur la Halakha et le statut des femmes dans la loi juive.

Mardi 3 mai 2011
Nicolas Zomersztajn