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"Agir en juif, c'est chaque fois un nouveau départ sur une ancienne route" Abraham Heschel

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Commentaire

Le voyage de Hagar

September 28, 2011 12:

La vie est une route qui se déroule parfois au rythme de nos propres pas, parfois sous l’influence d’événements que nous ne contrôlons pas. Cela fait aujourd’hui un peu plus d’un an que je suis parmi vous. Pour moi ce fut bien sûr une année de grand changement et d’évolution. Après cinq années passées partiellement en dehors du monde actif, avec l’impression d’être assis sur le bas-côté alors que toute mon énergie était centrée sur l’étude et mes propres progrès, les efforts de ces années prenaient enfin toute leur valeur. Cette première année passée à Beth Hillel n’a pas tant été la fin de mon chemin vers le rabbinat que mes premiers pas dans le rabbinat. Grace au soutien de cette communauté et de ses dirigeants, que je remercie, je me réjouis aujourd’hui de d’exercer ce rôle privilégié de rabbin au sein de Beth Hillel, et je m’efforcerai de rester digne et à la hauteur des challenges de cette fonction dans les prochaines années.

Pour Beth Hillel de nombreux changements ne furent pas aussi heureux que ceux qui me concernaient au premier plan. Il y a un an, la santé compromise de Manu Wolf Z’’L donnait à la célébration des grandes fêtes un parfum lourd comme une atmosphère de désastre annoncé. Comme un pied de nez aux cassandres et prophètes en tous genres, Manu surprit tout le monde surmontant cette épreuve, mais ce ne fut que pour doucement s’éteindre quelques mois plus tard. Sans l’avoir vraiment connu, je me rends compte qu’il s’agit d’une page importante de l’histoire de notre communauté qui se tournait. Parallèlement mon intégration à Beth Hillel fut ponctuée par la maladie de Giny Susswein Z’’L, la fidèle secrétaire de notre synagogue. Giny nous a quittés quelques jours à peine avant mon ordination rabbinique amplifiant malgré elle le sentiment qu’une ère nouvelle s’ouvrait. D’autres anciens de la communauté, de cette même génération nous ont quittés cette année Z"L, d'autres dont la vie avait été profondément marquée par la guerre et qui avaient connu les premiers pas de Beth Hillel.

Cette année, le monde a également connu son lot de catastrophes naturelles et en particulier le tremblement de terre majeur et le tsunami qui frappèrent le Japon (11 Mars). Ce « big one » comme l’appelleraient les Californiens, eux-mêmes conscient du risque qui menace leurs foyer, fit plus de 20 000 victimes ; ce nombre fut minimisé par les précautions prises par les Japonais, mais l’ampleur du séisme fut telle que l’axe de rotation de notre terre se serait déplacé de 15 centimètres.

Cela est sans compter les conséquences dues à l’activité humaine, et nous avons vécu quelques temps dans l’appréhension d’une catastrophe nucléaire majeure à la suite du tsunami. L’activité humaine est également à l’œuvre à travers la continuité de la violence et du terrorisme auquel nous semblons nous habituer comme s’il devait s’agir de quelque chose de normal ; de même que nous sommes devenus presque indifférents à la crise alimentaire en Somalie et d’autres pays d’Afrique, occupés que nous sommes à nous débattre avec une crise économique de plus en plus difficile.

Heureusement, cette année ne fut pas qu’une année de stress, de douleur et d’inquiétude. Cette année eu aussi ses moments de joie et d’espérance et cet été a vu la célébration de plusieurs mariages dans la communauté, une simchah pour laquelle je n’avais pas eu le plaisir d’officier auparavant. Plus largement nous pouvons nous réjouir du vent de liberté qui a soufflé ces derniers mois sur les pays Arabes. Malgré la violence déchainée lors de certaines de ces révolutions, et l’inquiétude légitime que nous éprouvons tous quant aux conséquences de ces événements sur les relations entre Israël et ses voisins, je tiens à porter un regard optimiste sur ces changements, et j’en veux pour preuve le droit de vote accordé aux femmes d’Arabie Saoudite il y a quelques jours à peine.

Les Arabes, au travers de leur ancêtre Ishmaël, sont symboliquement au cœur même de nos lectures de la Torah pour Rosh Hashana. Si nous mettons le plus souvent l’accent à Rosh Hashana sur le chapitre 22 de la Genèse qui nous raconte de manière poignante le voyage d’Abraham et Isaac vers le mont Moriah et où Isaac sera ligoté et presque sacrifié, nous lisons également à Rosh Hashana le chapitre 21 qui nous jette au cœur de la rivalité entre Sara et sa servante Hagar.

Enfin mère, Sara ne supporte plus la présence du premier né d’Abraham avec une autre femme ; Ishmaël menace l'alliance, l’héritage spirituel d’Isaac, et elle demande donc à Abraham de renvoyer Ishmaël et sa mère Hagar. Curieusement alors qu’Abraham résiste à la demande injuste de Sara, c’est Dieu qui convainc Abraham de suivre Sara, de renverser ainsi le droit d’ainesse au profit d’Isaac et de renvoyer la servante et son fils. Les parallèles entre le voyage d’Abraham et d’Isaac vers le mont Moriah et celui de Hagar et Ishmaël sont nombreux et ne sont pas passés inaperçus aux yeux des anciens rabbins sans même avoir recours à la psychanalyse.

Un des points les plus troublants est l’âge de l’enfant ; nous nous représentons souvent Isaac et Ishmaël comme de jeunes enfants de 7 ou 8 ans, mais la tradition, malgré les indications du texte, nous dit tout le contraire. Lors de la Akédah, Isaac est traditionnellement âgé de 37ans, et Ishmaël, qui est chassé alors que Isaac est un enfant, est au moins un adolescent puisqu’il est son ainé de treize ans, le midrash nous dit même qu’il est âgé de 20 ans, et à la suite de leurs voyages initiatiques Isaac et Ishmaël seront tous deux mariés.

D’un autre coté sans directement le contredire, la Torah nous présente Isaac et Ishmaël comme de jeunes garçons נערou des enfants ילד. Au chapitre 16, Hagar enceinte avait réagi aux mauvais traitements de Sarah et s’était enfuit. Cette fois-ci, Hagar est passive et subit ; c’est Abraham qui la renvoie avec Ishmaël et une simple outre d’eau pour toute provision.

Hagar « marcha et erra dans le désert de Beer Shava. Quand l’eau de l’outre fut épuisée, elle renvoya l’enfant sous un arbuste. Elle alla s’asseoir à l’opposé, à un jet de flèche de distance, en se disant : " je ne veux pas voir mourir cet enfant " ; assise à l’opposé elle éleva la voix et pleura. Dieu entendit la voix du garçon ; un ange de Dieu appela Hagar depuis les cieux et lui dit : "Qu’as-tu Hagar ? Ne crains rien car Dieu a entendu la voix du garçon depuis l’endroit où il se trouve. Lève-toi, relève ce garçon et renforce le de ta main, car je ferai de lui une grande nation. " » (Gn 21.14b-18).

Comme dans la Akédah, c'est l'intervention d'un envoyé de l'Eternel qui brise la tension dramatique du récit. Dans la Akédah cette intervention est devenue nécessaire in extremis, presque physique, alors qu'ici c'est l'auditeur que l'envoyé vient soulager en premier lieu, parce que cette fois-ci l'envoyé ne vient pas en réponse à une voix que nous avons entendue mais à celle que justement nous n'avons pas entendue. La Torah nous dit que Hagar "éleva la voix et pleura", mais ce n'est pas Hagar que Dieu a entendu: "Dieu entendit la voix du garçon" (וישמע אלוהים את קול הנער). Un événement prédéterminé, programmé d'avance puisque Ishmaël signifie "Dieu entendra", un nom choisi par Dieu lui-même et prescrit à Hagar lors de sa première fuite.

Mais le texte ne nous dit pas non plus qu'Ishmaël ait parlé ou qu'il ait pleuré. Alors comme les anciens rabbins du midrash, je prendrais le parti d'insérer ma lecture dans les interstices du texte, et je lirai plutôt "Dieu entendit le bruit du garçon." Ishmaël est un homme d'action, il ne perd pas son temps en paroles, il ne parle pas et agit immédiatement. Ce trait de caractère qui sera la difficulté d'Ishmaël dans ses relations avec les autres, est aussi ce qui lui donnera force: "Il sera un âne sauvage parmi les hommes, sa main sera contre tous et la main de tous contre lui ; mais il résidera avec tous ses frères" (Gn 16.12).

Ishmaël ne se plaint pas à Dieu et ne s'apitoie pas sur son sort, ni sur celui de sa mère Hagar. Il cherche, même si c'est à priori sans succès, une échappatoire à sa situation. Et Dieu entend le bruissement de son activité, et peut-être même plus précisément (וישמע אלוהים) "Dieu comprend". De son côté Hagar a tout laissé tomber, elle crie vers l'Eternel mais pour elle, l'enfant est déjà mort ; inutile d'agir ou même de réagir.

Pourtant c'est l'action apparemment vaine d'Ishmaël qui saura atteindre l'Eternel et sera à l'origine de leur sauvetage. Peut-être parce qu'il a su cette fois-ci transformer l'ambiguïté de sa première bénédiction en énergie positive et constructive, la nouvelle bénédiction que Dieu adresse à Ishmaël semble cette fois-ci apaisée: "je ferais de lui une grande nation." Même le résultat de la bénédiction divine n'est pas prédestiné, il nous appartient en tant qu'êtres humains de choisir comment nous nous en servirons.

Nous commençons chaque nouvelle année avec la période des 10 jours redoutables, ces 10 jours où selon notre tradition nous sommes jugés pour nos actions de l'année passée. Cette formulation peut paraître particulièrement passive du point de l'être humain, telle que nous l'exprimons dans le Unetané Tokef " tous les êtres défilent devant Toi, comme les moutons sous la houlette du berger." Je pense que cette période des 10 jours redoutables est avant tout l'opportunité de renouveler l'alliance entre l'humain et le divin, entre Israël et son Dieu, de mettre en œuvre le partenariat que nous propose l'Eternel en choisissant de mettre notre action à son service, c'est-à-dire au service de l'humanité et de notre propre amélioration.

C'est à nous de prendre en charge notre vie sans tenter de nous réfugier dans la complaisance. Pour cette nouvelle année 5772, je vous souhaite la force et la volonté d'accomplir le bien pour le meilleur de nous-même, que vous puissiez prendre en main votre destin et ne jamais perdre confiance pour toujours agir selon vos convictions, que votre vie soit à la fois douce et un voyage vers plus de justice pour l'humanité.

Venomar Amen, Shana Tovah Oumetoukah.

Rabbi Marc Neiger