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"Agir en juif, c'est chaque fois un nouveau départ sur une ancienne route" Abraham Heschel

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Les Oubliés du Shtetl par Y.L. Peretz

Yitskhok Laybush Peretz (1852-1915) dont nous avons déjà commenté les "Mémoires inachevés" (voir Shofar du mois de juin), et dont nous avons publié un conte (Shofar de septembre), a également fait oeuvre de sociologue et d'ethnologue.

En 1890, Peretz vient de se voir interdire la profession de conseiller juridique,  et il se trouve sans travail et sans ressources, à la suite d'une mystérieuse dénonciation auprès des autorités tsaristes. C'est à ce moment que le richissime Jean de Bloch, financier et banquier, lui propose de participer à une vaste opération de collecte de statistiques au sein de la population juive polonaise. Cette expédition avait un but économique et apologétique: prouver la contribution des Juifs au progrès économique de la Russie et de la Pologne. "Il fallait aller voir la vie des Juifs au quotidien, voir ce qui se passait dans les petites bourgades, ce qu'on y espérait, de quoi on vivait, comment on s'y occupait......"[1]  Cet ouvrage, paru en 1901, fut immédiatement saisi et mis au pilon par le pouvoir.

Peretz, l'enquêteur, se présente à la population de Zamoshtsh, sa ville natale, de Tomaszov, ainsi que de la contrée environnante, habillé en daytsh, soit"à l'allemande" ou "à l'occidentale", c'est à dire en Juif partisan des Lumières, ce qui par extension signifie un Juif assimilé, voire mécréant. Et pourtant, même si c'est parfois avec difficulté, il réussit à faire parler les habitants des shtetlekh [2](2). Il n'est pas un quelconque enquêteur. Il reste l'écrivain, le conteur au style inimitable, celui qui dans les faits les plus sordides et les plus misérables réussit à déceler ce qu'il y a d'unique dans la vie juive des bourgades. "De temps à autre, le mugissement d'un petit veau juif se mêle au concert. Et aussitôt, du fond de la rue qui paraît s'étendre à l'infini, l'aboiement d'un chien goy vient lui donner la réplique." Le shtetl, sous sa plume, ressemble à un tableau de Soutine: "La nuit, la bourgade devenait méconnaissable. Toutes ses maisons tordues s'inclinaient maladroitement vers le sol...."

Dans ces lieux pourtant, ne règne pas nécessairement une harmonie idyllique, mais des rivalités s'y affrontent et des idées se combattent. Un jour, nous raconte Micheline Weinstock dans la troisième annexe, Peretz participe à une discussion de groupe, et "il est atterré par l'optimisme ambiant qui ne repose sur aucune perspective réaliste. Seul subsiste un espoir abstrait qui constitue leur unique richesse. Protection fragile car ce masque d'optimisme se fend rapidement pour laisser apparaître les doutes, la misère, la peur et le sentiment d'abandon par manque de solidarité. Tout problème extérieur suscite des tensions que l'on craint de ne pouvoir gérer et qui risqueraient de mettre en péril le fragile équilibre de la communauté."

Quant aux habitants, notre auteur perçoit leur épaisseur humaine au travers de leurs guenilles. Qu'on lise le saisissant tableau du Rov de Tishevits qui ne possède même plus d'habits lui permettant de se montrer en public, et dont "la chemise de nuit est à ce point usée qu'elle est impossible à rapiécer, .....dont le dénuement frise l'indécence ....au point qu'il se trouvera bientôt dans l'impossibilité de s'acquitter de ses fonctions". Cependant "dans son extrême dénuement, le Rav garde sa profonde bonté."

Si le livre commandé par Jean de Bloch n'a pas pu remplir la mission à laquelle il était destiné, les notes consignées par Peretz nous sont parvenues sous forme de magnifiques tableaux d'une vie juive, aujourd'hui éteinte. Sur les 400 pages que compte le volume édité et préfacé par Jean Malaurie, 140 environ constituent les récits de Y.L.Peretz. Le reste du livre est composé de 9 annexes qui sont autant de documents précieux sur la civilisation et la langue yiddish, ainsi que sur l'histoire de cette contrée qui jamais plus ne sera ce qu'elle fut lorsqu'elle était habitée par une population dont la plus grande partie fut exterminée durant la Shoah, et dont le reste vit aujourd'hui éparpillé à travers le monde.

Grâce à la traduction de Nathan et de Micheline Weinstock, nous avons accès à ce précieux document, et nous tenons à leur exprimer notre reconnaissance pour ce magnifique travail. D'autres spécialistes se sont joints à eux afin de compléter le volume par des apports qui en font un outil indispensable à tout lecteur désirant acquérir des connaissances sur le "Yiddishland" aujourd'hui disparu.

Monique Ebstein

 



[1]Y.L. Peretz: Ale verk  NewYork 1947, t.II, p.119

 

[2]"Shtetlekh", pluriel de "shtetel"