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"Agir en juif, c'est chaque fois un nouveau départ sur une ancienne route" Abraham Heschel

Beth Hillel Beth Hillel Beth Hillel Beth Hillel

L’enfant terrible de la littérature- Autobiographies d’enfants cachés par Adolphe Nysenholc

Tout est déjà contenu dans le titre. Les deux premières lignes imprimées en caractère gras attirent le regard et conduisent la réflexion sur l’expression « enfant terrible de la littérature » que l’on attribuerait à une personnalité littéraire, trublion bousculant ses aînés, les  conventions sociales ou textuelles et multipliant, tant que la jeunesse le lui autorise, les déclarations fracassantes, non dénuées d’autosatisfaction. Mais la troisième ligne imite une écriture enfantine hésitante, tracée à la craie sur le tableau noir d’une classe  d’école. Et ainsi apparaît l’enjeu de l’ouvrage: ce que nous offrons à voir de notre moi adulte abrite en réalité une part de nous- mêmes que nous avons jadis occultée, à l’aube de notre vie, dans des circonstances dramatiques qui menaçaient radicalement notre existence. C’est cette part tendre de soi, à la fois dépendante et démunie mais aux extraordinaires capacités d’absorption, brutalement clivée par le paradoxe « je survis si je n’existe pas », qui sera réabordée, des années plus tard, par l’écriture.

De nombreuses études se sont penchées sur les caractéristiques psychodynamiques des enfants cachés. Mais toute généralisation rate son but. Le livre montre, au contraire, combien chaque identité est unique à la fois dans son histoire, son roman familial, sa mobilité affective face au traumatisme et l’inventivité dont il fera preuve pour reprendre le fil de son existence au sortir de la guerre. L’ouvrage pourrait se concevoir comme un édifice composé exclusivement de chambres d’enfants, chacune d’entre elles étant la métaphore d’un monde intérieur spécifique, où la création littéraire est l’instrument privilégié de reconstruction, de redistribution des fragments et de l’architecture d’un ensemble. Car la question essentielle n’est pas de relater les faits « tels qu’ils se sont réellement produits », mais tels que l’auteur les a subjectivement éprouvés. Or, l’arrachement traumatique, la séparation brutale non élaborée faute de temps, l’angoisse de mort et la culpabilité récurrente, rendent impossible pendant longtemps toute narration des faits. À la fois par le réveil douloureux d’une plaie béante et par l’impossibilité langagière, à savoir comment rendre une narration crédible  alors que la réalité a dépassé toutes les fictions. Cependant, c’est à la fiction que l’auteur fait appel lorsque les souvenirs  s’estompent, se figent devant des zones sombres, définitivement barrées. Par le détachement émotionnel qu’elle présente face à l’autobiographie stricte, la fiction autorise paradoxalement le rapprochement, - même s’il est dans certaines écritures elliptique ou tangentiel - avec des parties blessées de l’identité, qu’elle transfigure, qu’elle réinvente, au sens où elle les remobilise vers la vie.

Le chapitre consacré à Georges Perec nous renvoie indirectement à la manière dont Perec fut enseigné dans le secondaire. De nombreux rhétoriciens ont lu « Les Choses ». Le professeur soulignait la filiation avec le Nouveau Roman, la distanciation affective, le détachement apparent des contingences matérielles. On ne s’arrêtait pas à la musicalité un peu sèche du patronyme qui évoquait la Bretagne. Aucune allusion à l’origine réelle de ce patronyme, à la disparition quasi inaperçue de la lettre « t », pourtant indispensable en français à la reproduction de la consonance « Peretz », pour laquelle le « c » suffit en polonais. C’est précisément à travers ce qui manque, qui est tombé en chemin, ce qui a disparu, ce qui est laissé en blanc ou en suspension, que l’identité intrinsèque s’exprime. Dans « W ou le souvenir d’Enfance », Perec dévoile les rares souvenirs qu’il conserve de ses parents et qu’il oppose en alternance à un second récit purement fictionnel. Perec nous suggère, sans jamais explicitement la nommer, une autre voie d’accès à son monde intérieur : ce à quoi il a échappé. La confrontation avec l’univers concentrationnaire, même fictionnel, fait surgir une impression de solitude quasi métaphysique, liée au fait d’avoir survécu, mais le relie en même temps à sa mère, disparue dans l’enfer de camps.

Raymond Federman est sauvé de l’extermination par sa mère qui le pousse dans un cagibi. Derrière la cloison, l’enfant assiste  impuissant à l’arrestation de ses parents et de ses deux soeurs. Ce que le langage n’exprime pas sous l’effet de la sidération anxieuse, c’est le corps qui l’évacue : l’enfant défèque dans le noir et, lorsqu’il s’autorise enfin à sortir de sa cachette, il ira déposer sur le toit ses fèces emballées dans du papier journal. Avec une obsédante obstination, Federman revient sur cet évènement sous la forme d’une écriture chaotique, disloquée, traduisant l’effraction de l’identité que le traumatisme vient frapper de plein fouet. À côté de la narration en français, parfois crue et violente, il juxtapose la narration du même évènement en anglais.

Le passage à une autre langue marque la fracture indélébile qui sépare désormais l’avant et l’après. Le français représente le monde d’hier aujourd'hui disparu, une société qui a trahi son idéal républicain en utilisant sa police pour rafler les Juifs en juillet 42. L’autodisqualification que s’inflige l’auteur est à la mesure de la violence psychique subie, et de sa culpabilité d’avoir seul survécu. Au contraire, l’anglais illustre la société qui l’a accueilli et qu’il a désormais choisie - Federman a émigré aux Etats-Unis. Il ne la critique jamais de front, ironisant tout au plus à propos de certains de ses aspects. La traduction en anglais de sa propre histoire autorise la distanciation affective indispensable à la compréhension d’une réalité qui lui échappe, mais dont il ne cessera de revisiter l’absurdité.

Autre passeur de langue, Georges-Arthur Goldschmidt, Juif allemand issu d’une famille assimilée, convertie au protestantisme, fuit l’Allemagne pour se réfugier d’abord à Florence. Après la Nuit de Cristal et l’application des lois raciales en Italie, Goldschmidt est accueilli en France par une cousine de sa mère. La rencontre avec la langue française sera un évènement fondateur de son existence. Il est placé dans un internat où il subira des sévices humiliants. Traducteur patenté de Kafka, Goldschmidt gardera des liens nourris avec les deux langues. C’est avec une distance d’esthète que Goldschmidt analyse les univers linguistiques respectifs, dans une écriture élégante, fluide, parsemée de métaphores musicales. Partisan de la primauté du soi dans le récit autobiographique, il définira une " Poétique de l’Enfant Caché ". Conservant un regard intact sur le fonctionnement en huis-clos de l’institution qui l’a abrité, il y dissèque les rapports de force et la perversité du monde adulte.

Aharon Appelfeld a perdu ses parents à l’âge de huit ans. Il s’est enfui d’un camp de concentration et a survécu pendant quatre ans dans les bois, en Ukraine. Arrivé en Palestine en 1947, après avoir transité par l’Italie, il apprend l’hébreu la nuit, à la sueur de son front. Ce retour aux sources le confronte à l’exigence de la Langue du Livre : sa concision, son ascétisme, sa remarquable économie de moyens reposant sur l’absence de redondances et d’adjectifs superflus. Il juge peu crédibles ses premiers écrits ; Aussi transpose-t-il son expérience précoce sous les traits d’une enfant prénommée Tsili. A nouveau, la fiction autorise la mise en lumière des éclats meurtris de l’enfance, dont l’identité brutalement saccagée est réduite à l’état d’animal. Dans « L’Immortel Bartfuss », Appelfeld décrit les errances des rescapés, incapables de s’inscrire dans une réalité relationnelle, porteurs tacites d’une dévastation intérieure dont ils se sentent incapables de témoigner. " Floraison sauvage " met en scène des personnages, gardiens silencieux des sépultures des ancêtres. Réceptacles solitaires d’un héritage disparu, ils évoluent face à un décor naturel et rude dont ils perçoivent l’oppressante hostilité.

En 1999, Appelfeld publiera un récit autobiographique intitulé " Histoire d'une vie ", récit impersonnel, comme si cette existence ne lui appartenait pas tout à fait. Il évoque ses parents et grands-parents, dans une narration factuelle, dépouillée de tout sentimentalisme, au rythme que lui impose sa mémoire, lorsqu'elle charrie ses sédiments.

Adolphe Nysenholc a entrepris la tâche délicate de lever le voile de l’amnésie infantile, révélant ainsi l’expérience intime d’un enfant au seuil du langage, en évitant soigneusement les interprétations psychanalytiques qui éloigneraient le récit de sa saveur originelle. Le lecteur suit ainsi les tribulations intérieures d’un enfant, comme s’il le regardait aujourd’hui jouer dans un jardin. Il recompose, au fil des phrases, l’attention flottante de l’enfant, les associations qui se bousculent dans sa tête, dessinant un imaginaire infantile, parasité par la culpabilité d’être responsable de l’absence de la mère et par un insupportable sentiment d’injustice lié au manque. Ce que Nysenholc suggère ici, c’est l’impression physique de ce manque de la présence maternelle. Renvoyé à sa propre enfance et à la constatation que c’est l’adulte qui crée le lien avec l’enfant, le lecteur éprouve physiquement l’enveloppement des bras maternels au moment du coucher, ou le poids d’un petit corps levé du sol pour être posé sur les genoux d’un adulte, lui permettant ainsi de contempler ce qui se trame sur la table. Tirant un cerf-volant invisible comme un fil à la patte, l’enfant à l’ombre transporte son identité secrète inavouable et se cogne contre l’attente infinie des parents disparus.

Le texte de Thomas Gergely, rédigé à l’âge de 6 ans, aurait peut-être mérité d’être davantage enrobé. En effet, la surprenante maturité de la rédaction laisserait presque planer le doute sur l’authenticité du fragment, compte tenu de la discordance apparente entre l’âge de l’auteur et la consonance adulte du récit. Le doute serait sans doute l’attitude la plus désobligeante à l’égard de l’enfant né en 1944 dans le ghetto de Budapest, mais indiquerait que le lecteur contemporain s’est accoutumé, à son corps défendant, à la médiocrité de l’enseignement. Car Thomas Gergely a connu – pour autant que l’on puisse utiliser cette expression - un destin privilégié : que ce soit pendant ou après la guerre, il a été en contact avec ses parents dans un univers familial, ce qui en matière de continuité relationnelle, constitue une exception. Ce contact permanent en fait le dépositaire du discours adulte, à partir duquel il reconstitue des évènements auxquels il n’a pas physiquement assisté. La retranscription d’un vocabulaire adulte prouve surtout que les parents ne se sont pas retrouvés enfermés dans un mutisme traumatique après la guerre, et ont continué à parler de ce qu’ils avaient vécu. Beaucoup .Constamment. Cependant, la maturité précoce trahit l’enfance dérobée.

De ce panorama fourni de la production littéraire des enfants cachés, se dégagent les réflexions suivantes : chaque auteur brouille à sa manière les frontières entre l’autobiographie stricto sensu - je fais la narration conforme à la réalité des événements qui ont contribué à forger ce que je suis et le témoignage - j’atteste avoir été le témoin d’événements, je souhaite en graver la trace et en transmettre l’universel. L’essentiel est d’énoncer une réalité subjective dont la disparition, l’absence et le manque sont les éléments constitutifs. Là où l’évocation mémorielle frôle des zones trop douloureuses, intervient la fiction qui aurait presque la fonction consolatrice d’une fée bienveillante, restaurant la justesse émotionnelle. De ces poétiques plurielles se dégage une « Poétique de l’Enfant Caché », comme l’a dénommée G. A. Goldschmidt, ou « Poétique du no man’s land » à l’interface de genres littéraires dont les frontières sont distendues, pour faire apparaître un genre hybride où l’autobiographie, le témoignage et la fiction se partagent la scène. À cet égard, l’enfant caché serait donc bien cet " enfant de la littérature ", ce qui ramène le lecteur au titre de l’ouvrage et en dévoile aussi son sens véritable. Car, comme le dit Nysenholc, subtil architecte de l’ensemble, « raconter avec art n’est pas mentir ».

Isabelle Telerman