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"Agir en juif, c'est chaque fois un nouveau départ sur une ancienne route" Abraham Heschel

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A la vie, à la mort ! par Yoram Kaniuk

On ne peut avoir de prime abord que du respect pour l’âge du narrateur, sa trajectoire existentielle et cette confession sans fard qui nous énonce que nul n’échappe au vieillissement. Autre personnage privilégié chez Kaniuk : la ville, Tel-Aviv en l’occurrence dont les bâtiments sont des êtres muets, insensibles à la douleur, mais voués eux aussi à la décrépitude et à la disparition, selon l’incurie ou la mégalomanie des autorités municipales.Ainsi Kaniuk déambule –t-il dans un univers urbain qui ne comporte désormais que quelques rares stigmates du monde de son enfance, les adultes gardaient, au-delà de la ligne de l’horizon, le regard rivé vers l’Europe avec l’anticipation impalpable que se profile une rupture sans précédent avec ses racines. Au détour des rues  dont certaines n’ont gardé que leur nom, ressurgissent les camarades de classe, la découverte furtive de la sexualité, la beauté arrogante d’une jeunesse qui s’enivre de formules toutes faites, au risque d’y briser son destin, de gâcher les promesses annoncées par néanmoins la vie.
Kaniuk se découvre extrêmement sensible aux signes du destin, que l’on ne décode qu’après coup, ces détails insignifiants dont la symbolique n’apparaît que bien plus tard, dans des circonstances insoupçonnées .Ainsi, remarque-t-il  sur un trottoir un curieux cortège de fourmis, transportant le cadavre d’un crabe .L’impression désagréable suscitée par ce spectacle étrange qui renvoie à la morbidité du pourrissement est brutalement matérialisée  quelques semaines plus tard lors d’une consultation dans un cabinet médical, le médecin informe Kaniuk de l’existence d’une tumeur abdominale qu’il faut extirper chirurgicalement.L’intervention est un succès mais le patient s’infecte d’un germe hospitalier , ce qui le plonge dans un coma. Et le cauchemar commence. A la foispour le corps médical et infirmier qui est cependant peu caricaturé dans la narration : il y a bien sûr la visite du mandarin entouré d’une nuée d’internes mais le récit ne porte pas sur le dysfonctionnement des équipes dans un paquebot aussi rutilant que l’hôpital Ichilov, dont l‘imposante architecture ne laisse nul visiteur indifférent .Dans cet état de conscience modifié, Kaniuk ressent cruellement dans sa chair  un état de dépendance quasi totale  qui  réveille d’effrayantes angoisses de perte de contrôle et d’engloutissement, apparaissent, tel un songe shakespearien, des personnages à la fois fantasques, réels, des figures parentales tronquées dont ne subsistent que certains travers irritants, des situations absurdes qui gardent une vague connexion avec la réalité mais qui sont transposées dans un univers onirique, à tel point que surgit cette question stupéfiante : dans le fond, se trouve la vraie vie ?

Pour Kaniuk, la vraie vie commence à la guerre d’Indépendance, de jeunes hommes sont brutalement envoyés sans préparation au front .Il échappe de justesse à la mort dans les combats le long de le route de Jérusalem et aura la triste tâche de devoir annoncer le décès de son ami aux parents de celui-ci . C’est très certainement une scène fondatrice chez Kaniuk, à la fois par la teneur dramatique contenue chez lui mais dans la douleur des parents qui, face à la nouvelle, opposent déni et cynisme amer. Kaniukfuiera vers les Etats-Unis, il rencontrera sa femme Miranda.

Dans le déferlement  ininterrompude souvenirs réels et de constructions fantasmatiques que génère son état physique dégradé, Kaniuk nous livre, presqu’à son insu, sa face d’ombre .Car, derrière l’homme qui a exercé mille métiers, qui est peintre, écrivain reconnu et admiré, se cache un être au narcissisme dégoulinant, irascible, alcoolique à ses heures, infidèle, père absent, étranger à toute forme d’empathie et- oserait-on dire- d’intérêt pour son entourage. La liberté que Kaniuk a cru s’offrir sans entravesapparaît désormais comme une désillusion infantile. Son état de dépendance physique absolue durant les deux semaines de coma révèlent sa dépendance  cachée, plus profonde, qui le fait fuir les êtres qui l’aiment, dont il ne mérite pas la sollicitude. Miranda apparaît dès lors comme la stature sacrificielle par excellence, la planche de salut qui, en vers et contre tout, quel qu’en soit le prix de la souffrance psychique, est . Mais est-ce peut-être cela que certains hommes doués et créateurs demandent secrètement à leur compagne, d’être mais d’exister le moins possible.Kaniuk aura peut-être eu besoin de descendre dans cet état particulier, entre la vie et la mort, pour reconnaître enfin que sans Miranda, il est perdu. Toutefois, un homme qui admet ses défaillances n’est-il pas en réalité un homme plus libre de ses choix ?

Récemment,Kaniuk a obtenu, par décision de justice , de faire retirer la mention « juif » de sa carte d’identité et de la remplacer par « sans religion ».Est-ce parce que Miranda n’est pas juive, que leurs deux filles ne le sont halachiquement  pas non plus, tout comme leur petit-fils  ?

Tout changement peut survenir à n’importe quel moment dans la vie. Tout arrive à qui sait attendre.

Isabelle Telerman.