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"Agir en juif, c'est chaque fois un nouveau départ sur une ancienne route" Abraham Heschel

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Roch haChanah 5781 There is a crack in everything

Sermon prononcé par rabbin Marc Neiger à Roch haChanah, le 19 septembre 2020.

There is a crack in everything

H̲avérim, H̲avérot, chers amis,

A Roch haChanah, j’ai l’habitude de revenir sur l’année écoulée, de faire un bilan des événements qui nous ont marqués pour y trouver une direction pour l’année à venir. Le plus souvent, ce sont malheureusement les tragédies de notre monde qui laissent la plus forte impression. Cette année ne fera pas exception, car comment ne pas se focaliser sur la pandémie qui frappe toute l’humanité.

D’un autre côté, ce n’est justement pas une année comme les autres. En premier lieu parce que la pandémie ne doit pas nous aveugler au point d’ignorer les autres tragédies et menaces qui peuplent notre monde. En second lieu, car j’oserais penser que, jamais depuis la fin de la seconde guerre mondiale, le monde n’a autant été affecté dans sa globalité. D’ailleurs même si nous célébrons aujourd’hui la nouvelle année juive, nous ne percevons pas Roch haChanah comme un événement particulier pour les juifs, mais comme l’anniversaire de la naissance de l’être humain et de l’achèvement de la création, c’est-à-dire un événement universel.

Chaque année, au crépuscule du 1er Tichri nous chantons un piyout1 qui n’a jamais autant résonné que cette année.

אֵל נָא רְפָא נָא לְמַחֲלוֹתֶֽיהָ
תִּכְלֶה שָׁנָה וְקִלְלוֹתֶֽיהָ

Dieu, de grâce, guéris, je te prie, de toutes ses maladies,
et que cette année finisse avec toutes ses malédictions.

Chaque année les cataclysmes, les désastres, les souffrances et les crises sont désignés par le mot "malédictions", et cette année nous en a apporté sa part : Il ne faut pas oublier que les catastrophes naturelles et humanitaires sont toujours aussi nombreuses et ravageuses, mais si elles sont floutées en arrière plan, masquées (sans mauvais jeu de mots) par le COVID, qui a envahi notre quotidien et reconfiguré chacun de nos gestes.

Parmi les crises de l’année écoulée, certaines nous concernent à titre individuel, d’autres en tant que peuple, et d’autres encore toute l’humanité. Mais c’est la première fois depuis bien longtemps que faire face à la "maladie" prend une signification qui dépasse l’échelle individuelle ou familiale.

De plus, il ne s’agit pas ici d’un événement ponctuel, mais d’une situation qui s’installe dans la durée, nous forçant, au-delà de la maladie elle-même, à modifier nos comportements et notre manière de vivre, avec des implications très concrètes, tant humaines qu’économiques. D’un côté, l’isolement des personnes ne fait que croître, malgré les moyens techniques de communication et les plus fragilisés disparaissent de nos radars ; d’un autre côté, le ralentissement de l’économie amplifie la précarité des plus vulnérables. L’amplitude et la globalité de ces « malédictions » font du Covid une crise à l’échelle mondiale..

Nous sommes peut-être un peu fatigués du mot "crise", en particulier concernant la situation économique. Une crise qui dure indéfiniment pour devenir une nouvelle normalité est-elle encore une crise ? Je crois que l’Hébreu est à même de nous apporter un éclaircissement.

En hébreu, une crise se dit משבר, machber, de la racine ש.ב.ר, qui veut dire briser.

Étymologiquement on devrait plutôt traduire par brisure ou fracture. Pour l’Hébreu, une crise n’est donc pas essentiellement réduite à sa dimension de choc initial, ce n’est pas l’événement accidentel ou catastrophique qui détermine la crise. L’événement est le déclencheur, c’est-à-dire ce qui a déjà eu lieu et ce sur quoi nous n’avons aucune possibilité d’action. La fracture marque une discontinuité irréversible dans le fonctionnement. L’environnement et les conditions changent ; si bien qu’après la fracture, il n’est plus possible de fonctionner COMME avant. Il n’est donc même pas souhaitable, ni bénéfique, de regarder en arrière avec nostalgie, de vouloir "revenir" à une situation devenue inaccessible. Nous n’avons donc d’autre choix que d’apprendre à vivre dans ce nouvel environnement et à construire un nouveau mode vie.

Je ne veux pas dire par là que nous devrions accepter que le port du masque devienne une obligation permanente, ni que nous devrions abandonner de plein gré la possibilité d’une vraie vie sociale ; nous n’y survivrions pas, ni individuellement, ni collectivement. Mais notre mode de vie, et la manière dont nous gérons les relations sociales devront changer et évoluer pour créer une nouvelle normalité viable. Nous pouvons être malléables et adaptables au changement, ou nous pouvons être résistants et arc boutés contre le changement, jusqu’à notre machber, notre propre brisure.

C’est d’ailleurs de cette incapacité à accepter le changement qui suit une crise que nous parle le prophète Isaïe. En 722 avant notre ère, l’armée assyrienne détruit le royaume d’Israël au Nord, et quelques années plus tard, en 701 AEC, l’armée de Sennachérib marche sur Jérusalem et le royaume de Judah. Isaïe nous rapporte la paralysie du roi Hezekiah qui déclare alors :

יוֹם־צָרָה וְתוֹכֵחָה וּנְאָצָה הַיּוֹם הַזֶּה כִּי בָאוּ בָנִים עַד־מַשְׁבֵּר וְכֹחַ אַיִן לְלֵדָֽה׃

Car c'est un jour d'angoisse, de châtiment et d'humiliation; les enfants sont venus au machber, mais n’ont pas la force de naître.

Curieusement, le mot machber ne peut ici désigner la crise, bien que celle-ci soit au coeur du récit. Certains traduisent ici machber par "siège de l’enfantement", voire même par "double pierres de l’enfantement", telles que mentionnée en Exode 16:1 :

בְּיַלֶּדְכֶן אֶת־הָֽעִבְרִיּוֹת וּרְאִיתֶן עַל־הָאָבְנָיִם אִם־בֵּן הוּא וַהֲמִתֶּן אֹתוֹ וְאִם־בַּת הִיא וָחָֽיָה׃

quand vous ferez accoucher les femmes hébreues et que vous les verrez sur les double pierres, si c’est un fils, mettez le à mort, si c’est une fille qu’elle vive.

Mais si לבוא עד משבר, lavo ‘ad machber, "aller à la fracture" désigne bien le moment où l’enfant s’apprête à naître, et où la mère est sur le siège d’enfantement, cela désigne littéralement l’ouverture de la matrice, la fracture du col par laquelle naît l’enfant.

Cette fracture, cette fissure, c’est l’ouverture par laquelle peut surgir l’opportunité et la promesse de futur.

There is a crack, a crack in everything
That's how the light gets in

En toute chose se trouve une fissure
C’est ainsi qu’apparaît la lumière

chantait Leonard Cohen z"l. 2

Machber, la crise, est donc aussi la fissure par laquelle une opportunité créative s’offre à nous ; une opportunité qui serait restée impossible sans la fracture qui l’a engendrée. Plutôt que de chercher à résister en vain, ou d’être submergés par des bouleversements anarchiques, soyons plutôt les sage-femmes qui feront naître de cette crise un avenir meilleur, et sachons garder en main notre destin tout en gardant les yeux ouverts

Pour cette année 5781 qui commence, je nous souhaite à tous, ainsi qu’à tout le peuple Juif et à tous nos sœurs et frères en humanité, la force de soutenir ceux qui seront plus vulnérables dans les prochains mois, l’ouverture d’esprit d’accepter les changements qui viennent, et la créativité pour construire des solutions plus humaines et plus justes.

Chanah tovah oumetoukah, guemar h̲atimah tovah

Rabbin Marc Neiger

1 Poème liturgique. La plupart de ces poèmes ont été composés au moyen-âge, mais leur tradition remonte déjà à l'époque de la destruction du second Temple.

2 Leonard Cohen, "Anthem", The Future, 1992.