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"Agir en juif, c'est chaque fois un nouveau départ sur une ancienne route" Abraham Heschel

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Yom Kippour 5782 : Jonas : rédempteur malgré lui

Sermon prononcé par le Rabbin Marc Neiger à Yom Kippour 5782 (16 septembre 2021)

Jonas : rédempteur malgré lui

 

H̲avérot, H̲avérim, chers amis,

Cette année, j’aimerais revenir sur le sens des lectures bibliques que nous utilisons à l’occasion des Fêtes Austères ; et je me suis penché sur l’histoire de Jonas pour tenter de comprendre à la fois son sens et comment ce récit s’insère dans la journée de Yom Kippour.

Jonas est mentionné un première fois dans le livre des rois (2Rois 14:25), comme un des prophètes du royaume du nord, Israël. Tout comme Osée, Joël et Amos, il aurait prophétisé contre Jéroboam II, à l’époque du règne de Amaziah au sud, en Judah. Ceci situerait Jonas au 8ème siècle avant notre ère.

Si le livre des Rois donne de nombreuses précisions en quelques versets, le livre de Jonas lui-même est évasif, ce qui est très inhabituel pour un récit biblique. De plus, le récit de Jonas se passe entièrement en dehors des royaumes d’Israël et de Judah. Il commence à Jaffa, une ville qui n’a jamais appartenu aux Israélites, durant l’antiquité biblique jusqu’à la révolte des Maccabées et la constitution du royaume Hasmonéen. L’histoire continue en mer, sorte de no man’s land, à l’instar du désert des quarante années de l’Exode. Elle se conclut à Ninive, une des capitales historique de l’empire Assyrien, mais ici encore sans précision de date, aucun repère n’est indiqué, et en particulier pas le nom du roi régnant.

Cette localisation en dehors d’Israël, au cœur de l’empire qui domine tout le moyen orient au Nord, sans véritable indication historique, donne au livre de Jonas une qualité universaliste, permanente, intemporelle. Jonas est aussi le seul personnage israélite, Juif, et si cela nous interroge sur notre rôle de juifs dans le monde, cette qualité générique nous confirme que le livre de Jonas s’adresse à tous, à toutes les époques.

En outre, le Livre de Jonas est un récit court, presque entièrement narratif et donc facile à lire et accessible, ce qui le rend particulièrement populaire.

On retrouve les référence au "grand poisson", baleine ou montre marin, dans la culture populaire, que ce soit dans Pinocchio, Moby Dick, ou Star Wars. Ce n’est pas une nouveauté d’ailleurs, puisque les mythes grecs nous racontent que Persée, ou Héraclès selon les versions, sauva Andromède du monstre marin Kétos en face des côtes de Jaffa.

Le rôle de cet animal et sa présence quasi fantastique n’ont fait qu’amplifier la popularité succès du Livre de Jonas.

Baleine ou monstre, rôle destructeur ou protecteur de l’eau, Jonas fait donc partie, avec l’Arche de Noé, des récits que nous aimons à raconter à nos enfants. Mais si les contes que nous enseignons aux enfants contiennent des vérités qui nous concernent, est-ce que nous réalisons bien ce que nous leur transmettons ? Même si les héros s’en sortent sains et saufs, il faut se rappeler que dans le récit du déluge, la "divinité créatrice et juge de l’univers", décide unilatéralement d’exterminer presque toute l’humanité et presque toute vie terrestre car ses créations ne se comportent pas comme prévu.

Quant à Jonas, la "divinité irritable et irritée", lui fait subir le supplice de la baignoire, en version XXXL, jusqu’à ce qu’il cède et accepte d’aller annoncer à la mégalopole de l’époque son anéantissement prochain.

Comment ces démonstrations d’un pouvoir supérieur, violent, tyrannique, implacable et arbitraire, peuvent-elles aider nos enfants, et nous-mêmes, à construire une relation confiante avec le Transcendant ?

Ce parallèle entre le Livre de Jonas et le récit du déluge a été perçu depuis longtemps par les rabbins, qui y font souvent référence dans les midrachim. Il faut dire que le nom même de Yonah, יונה, n’est pas neutre puisque en hébreu Yonah désigne la colombe, l’oiseau qui annonce a Noé la victoire de la vie sur la destruction en ramenant un rameau d’olivier.

La vie triomphant de la mort, et plus précisément la résurrection est d’ailleurs aussi un lecture du livre de Jonas. Lorsque Jonas déclame le psaume d’action de grâces, il n’est pas encore ramené sur la terre ferme, ce qui semblerait justifier ces remerciements, mais c’est en étant encore dans les entrailles du "grand poisson" qu’il dit (Jonas 2:7) :

וַתַּ֧עַל מִשַּׁ֛חַת חַיַּ֖י יְהֹוָ֥ה אֱלֹהָֽי׃
Tu as fais monter ma vie de la tombe / anéantissement, Ô Éternel mon Dieu !

Le poisson n’a pas empêché Jonas de se noyer, il est allé rechercher Jonas du fond du Chéol pour le ramener à la vie. Les pères de l’Église et les anciens rabbins s’accordent sur cette lecture, mais ils diffèrent radicalement sur le sens à lui donner. Pour les chrétiens, Jonas est un prototype de qu’il adviendra à Jésus. Mais pour les rabbins, c’est l’impuissance et la vanité de Jonas qui sont en cause. Jonas ne peut échapper à la mission que l’Éternel lui a confiée, même sur la mer, en dehors de la terre d’Israël, même jusqu’à Tarchich aux confins du monde, et même dans la mort. Pour certains anciens commentateurs, cette impossibilité de fuir dans la mort est inscrite dans le destin de Yonah, puisqu’ils font de lui le fils de la veuve Zarephat (1Rois 17), ou de la Chounnamite (2Rois 4), et dont le fils est ressuscité par respectivement par Elie et Elisée.

Soucieux de s’écarter d’une lecture trop chrétienne, les rabbins du moyen-âge délaisseront cette habitude de ressusciter de Jonas, mais ils continueront à insister sur sa fuite pour échapper à l’injonction de l’Éternel. C’est même un élément critique du récit, affirmé en ouverture même du livre (Jonas 1:2-3) :

ק֠וּם לֵ֧ךְ אֶל־נִֽינְוֵ֛ה הָעִ֥יר הַגְּדוֹלָ֖ה וּקְרָ֣א עָלֶ֑יהָ
כִּֽי־עָלְתָ֥ה רָעָתָ֖ם לְפָנָֽי׃ וַיָּ֤קׇם יוֹנָה֙ לִבְרֹ֣חַ תַּרְשִׁ֔ישָׁה מִלִּפְנֵ֖י יְהֹוָ֑ה וַיֵּ֨רֶד יָפ֜וֹ וַיִּמְצָ֥א אֳנִיָּ֣ה ׀ בָּאָ֣ה תַרְשִׁ֗ישׁ וַיִּתֵּ֨ן שְׂכָרָ֜הּ וַיֵּ֤רֶד בָּהּ֙ לָב֤וֹא עִמָּהֶם֙ תַּרְשִׁ֔ישָׁה מִלִּפְנֵ֖י יְהֹוָֽה׃
Lève-toi et vas à Ninive, la grande ville, et annonce le jugement contre elle… car leur malignité est montée jusqu’à Moi !
Yonah se leva pour s’enfuir à Tarchich, de devant YHWH, … il descendit à Yaffo et trouva un navire qui allait à Tarchich, il paya le passage et y descendit pour aller avec eux à Tarchich, loin de devant YHWH.

Jonas est un "anti-héro tragique". Il est le contraire du héro grec qui défie les dieux par son hybris, et qui se voit condamné à un destin terrible incluant souvent un supplice éternel dans l’au delà, comme Sisyphe ou Prométhée, par exemple. Jonas, lui, ne cherche pas à défier le ciel, il souhaite simplement lui échapper ! Jonas se montre même pathétique, réclamant la mort plutôt que d’avoir à effectuer à sa mission. Jonas refuse toute prise de responsabilité, y compris celle de sa propre mort, pour rejeter la faute sur un tiers. Il déclare aux marins durant tempête (Jonas 1:2) :

וַיֹּ֣אמֶר אֲלֵיהֶ֗ם שָׂא֙וּנִי֙ וַהֲטִילֻ֣נִי אֶל־הַיָּ֔ם וְיִשְׁתֹּ֥ק הַיָּ֖ם מֵֽעֲלֵיכֶ֑ם כִּ֚י יוֹדֵ֣עַ אָ֔נִי כִּ֣י בְשֶׁלִּ֔י הַסַּ֧עַר הַגָּד֛וֹל הַזֶּ֖ה עֲלֵיכֶֽם׃
Il leur dit : Prenez-moi et jetez-moi à la mer, et elle se calmera pour vous car je sais que c’est à cause de moi que cette grande tempête est sur vous.

C’est par un tableau similaire que se termine le livre de Jonas (Jonas 4:8) :

וַיִּשְׁאַ֤ל אֶת־נַפְשׁוֹ֙ לָמ֔וּת וַיֹּ֕אמֶר ט֥וֹב מוֹתִ֖י מֵחַיָּֽי׃
Alors il demanda la mort pour lui-même, et il dit: "Ma mort est meilleure que ma vie."

L’histoire se conclut alors en queue de poisson puisque nous ne savons pas si Jonas sera finalement exaucé. Ce qui est certain, c’est que Jonas fera l’objet des remontrances divine pour cette attitude d’évitement, et son nombrilisme.

Dans ce conte fantastique, les rabbins de l’antiquité avaient raison de pointer du doigt les résurrections de Jonas, n’en déplaise à leurs successeurs du moyen-âge. Car le cœur de la question n’est pas la résurrection, mais bien au contraire l’acceptation de la mortalité, et de la vie, car les deux sont indissociables.

Lorsqu’il est sauvé par le poisson et ramené sur la terre ferme, Jonas accepte enfin de se rendre à Ninive. Il accepte pour un temps sa mortalité, et la responsabilité de sa vie. Cela rejoint un des principaux thèmes de cette journée de Yom Kippour : accepter notre mortalité. Non comme Jonas, qui « schnorre » et cherche refuge dans la non-existence, mais pour reformer et mettre en valeur notre vie. C’est cette acceptation qui peut nous pousser à donner du sens à notre vie, même lorsque nous nous sentons démunis et désemparés : accepter que nous n’avons pas la possibilité de tout changer, mais que nous avons aussi la possibilité de changer quelque chose, à commencer par nous-mêmes.

Nous comprenons souvent mal le sens du jeûne et de la journée de Yom Kippour. Le jeûne n’est pas tant une épreuve d’ascétisme ou de souffrance imposée à notre corps, que l’abandon temporaire, autant que faire se peut, de nos besoins vitaux et matériels, nous faisons ainsi l’expérience d’être des morts en sursis, de notre condition de mortels et donc de vivants. C’est ce qui explique peut-être ce sentiment d’exultation que nous exprimerons demain soir à l’heure de la Neïlah. La Neïlah devrait d’un côté être le moment terrible qui scelle notre verdict, mais il est aussi le retour à la vie ... Nous sommes là !

Cela nous amène à un autre contraste entre la vision "grecque" de certains mythes et la vision juive que l’on retrouve dans l’histoire de Jonas. L’alter ego tragique et grec de Jonas est Cassandre. Pour avoir trompé Apollon, après lui avoir promis ses charmes en échange du don de prédire l’avenir, la princesse troyenne est maudite en ce que personne ne croira ses prophéties. Elle annoncera donc la chute de Troie mais sera ignorée.

C’est le contraire de la situation de Jonas, Jonas est lui aussi doué de prophétie de vérité. C’est même inscrit dans ses gènes, si j’ose dire, car il est Yonah ben Amittaï, Yonah fils de Ma Vérité ! Mais au contraire de Cassandre, tous croient les paroles de Jonas. Lorsqu’il annonce qu’en le jetant à la mer celle-ci se calmera, et c’est bien ce qui se passe.

Lorsque Jonas parvient à Ninive, il annonce le destin terrible de la ville (Jonas 3:4) :

ע֚וֹד אַרְבָּעִ֣ים י֔וֹם וְנִֽינְוֵ֖ה נֶהְפָּֽכֶת׃
Encore quarante jours et Ninive sera détruite (renversée).

A Ninive aussi les habitants assyriens croient les paroles du prophète d’Israël, y compris le roi de Ninive ; aussitôt le roi et habitants de Ninive entament un jeûne et réforment leur conduite ! Le zèle de leur Techouvah est tel que les animaux doivent également jeûner

Il n’en demeure pas moins que cette Techouvah est réelle et sincère, même si elle est désordonnée, et Dieu révoque son décret de destruction de Ninive. Et donc, parce qu’il a été cru, la prédiction de Jonas en devient fausse puisque la destruction de Ninive n’aura effectivement pas lieu. Cassandre est un vrai prophète sans audience, alors que Jonas est un vrai prophète qui est écouté, mais passera à la postérité pour un faux prophète puisque ce qu’il annonce ne se réalise pas …

Nous pouvons aussi lire d’une manière plus midrachique : encore quarante jours et Ninive sera « retournée », non dans le sens de détruite / renversée, mais dans le sens de retournée, revenue … Elle aura fait Techouvah. Tous les scenarii possibles restent inscrit dans le texte jusqu’au moment du dévoilement.

Pourtant cette acrobatie littéraire n’est pas le plus extraordinaire de ce que propose cette histoire. Le sens multiple du texte est là pour une raison plus importante que la réputation d’un prophète, ou les joutes oratoires des rabbins. Cette polysémie affirme que rien n’est écrit d’avance, que le pouvoir de la Techouvah reste toujours accessible si elle a lieu de manière complète et sincère, et ce même si elle est maladroite et désordonnée, comme celle des habitants de Ninive.

Cette affirmation au cœur de la journée de Yom Kippour est une leçon d’espoir hors norme, car elle affirme qu’il n’y aucune faute pour laquelle il n’y a de rédemption et de pardon possible. Il n’est pas possible de revenir en arrière, d’effacer un faute, mais il est possible d’en neutraliser le poids, de sortir de la culpabilité, pour continuer à vivre, et agir au mieux pour notre bien tout comme celui de tous.

Que l’Eternel nous donne le courage d’accepter les missions qui s’imposent à nous;
Ken yehi ratzon.

Que l’Eternel nous accorde la détermination de résister au cynisme et la sensibilité de percevoir la détresse des autres;
Ken yehi ratzon.

Que l’Eternel nous insuffle le désir de participer à l’amélioration de Son monde et de refuser le repli sur nous-mêmes.
Ken yehi ratzon.
 

Rabbin Marc Neiger