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"Agir en juif, c'est chaque fois un nouveau départ sur une ancienne route" Abraham Heschel

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Yom Kippour 5781 Dieu en quarantaine

Sermon prononcé par rabbin Marc Neiger à Erev Yom Kippour, le 27 septembre 2020.

Dieu en quarantaine

Nous sommes nombreux à être venus. En cette veille de Yom Kippour, beaucoup ont choisi de venir à pied malgré la distance. Nous marchons tranquillement, nous avons le temps aujourd’hui. Certains ont quand même pris la voiture, peut-être parce qu’ils habitent trop loin pour faire autrement ; mais ils se gareront en retrait pour ne pas être pris en flagrant délit. Serait-ce une culpabilité si grave à ajouter ?

Si quelques uns Lui rendent visite tous les jours ou toutes les semaines, pour beaucoup, c’est une occasion spéciale dans l’année que ce jour de Yom Kippour ; c’est un rendez-vous incontournable, même pour ceux qui se sont un peu éloignés de la famille et qui se demandent si Notre Père à tous les reconnaîtra ou pas.

Cette année, les conditions sont inhabituelles, et nombreux sont ceux qui n’ont pas pu venir en personne ; la technologie est venue à leur secours, Zoom, Meet, Teams, leur permettront malgré tout de se présenter devant l’Eternel.

Mais une fois arrivés devant la Seigneurie (sic), nous trouvons portes closes. Les mesures de confinement sanitaire font que toutes les visites sont interdites. Nous ne pourrons nous présenter devant le Transcendant. La colère s’empare de quelques esprits chagrins, frustrés de n’avoir pu être accueillis, ils s’en vont sans pouvoir claquer la porte, mais sans épargner le personnel, qu’ils soupçonnent ouvertement d’antisémitisme … c’est toujours comme ça.

Mais voilà, à l’âge s’ajoutent la maladie et la quarantaine, c’en est trop pour Avinou Malkénou, Notre Père / Notre Roi, qui ne nous accueillera pas et nous ne pourrons Lui rendre visite. Et même les férus de technologie en seront pour leurs frais, le Maître des Mondes a des problèmes avec Proximus et sa connexion à Internet. Cependant, une fois les premiers émois apaisés, le personnel nous fait part d’un petit mot que le Saint, Béni soit-Il, a laissé à notre attention.

Ecoute Israël, l’Eternel votre Dieu, ne pourra être à vos cotés cette année.
Mes enfants, sachez que je ne peux vous accompagner, ni même vous répondre personnellement pendant cette période de confinement pour Moi, et de jugement pour vous, mais sachez que je suis avec vous de tout Mon cœur, de toute Mon âme, et de tout Mon pouvoir, בכל לבבי ובכל נפשי ובכל מאודי, bekhol levavi ouvekhol nafchi ouvekhol méodi. Car qui m’est plus précieux parmi mes créatures, comme Je le répète soir et matin !
וּמִי֙ כְּעַמְּךָ֣ יִשְׂרָאֵ֔ל גּ֥וֹי אֶחָ֖ד בָּאָ֑רֶץ אֲשֶׁר֩ הָלַ֨ךְ הָאֱלֹהִ֜ים לִפְדּ֧וֹת ל֣וֹ עָ֗ם לָשׂ֤וּם לְךָ֙ שֵׁ֚ם גְּדֻלּ֣וֹת וְנֹרָא֔וֹת לְגָרֵ֗שׁ מִפְּנֵ֧י עַמְּךָ֛ אֲשֶׁר־פָּדִ֥יתָ מִמִּצְרַ֖יִם גּוֹיִֽם׃
Car qui est comme ton peuple Israël une nation unique sur la terre que Dieu lui-même est allé délivrer, pour en faire son peuple et t’assurer un nom grand et redoutable, en chassant des nations devant Ton peuple que Tu as délivré de l’Égypte? (1 Chronique 17:21).1
J’ai foi en vous et Je sais que vous surmonterez par vous-mêmes les difficultés de cette année car c’est à Mon image que chacun d’entre vous fut créé.
וַיִּבְרָ֨א אֱלֹהִ֤ים ׀ אֶת־הָֽאָדָם֙ בְּצַלְמ֔וֹ בְּצֶ֥לֶם אֱלֹהִ֖ים בָּרָ֣א אֹת֑וֹ
Dieu créa l’être humain à Son image, à l’image de Dieu il le créa (Gn. 1:27).

Malgré l’affection et les mots d’encouragement, ça râle. Que voulez-vous ? avec les juifs, c’est comme ça depuis la sortie d’Égypte, on râle toujours à propos de notre relation avec Dieu.
 

- "On vient tous les ans, mais ça ne sert à rien ! Il ne s’occupe jamais de nous ! Peuple Élu, mon œil !"
- "Oh moi, de toute façon, je ne crois pas en Dieu, ce sont des carabistouilles."
- "Ben, pourquoi vous venez alors ? Si vous n’y croyez pas !"
- "Ah mais c’est la tradition !"
- "Moi je viens en mémoire de ma mère …"
- "Après la Shoah j’ai le devoir de venir, en mémoire de toute ma famille assassinée, cette fois-là aussi Il était absent … Alors, je ne crois plus en Lui, mais je dois venir le Lui dire …"

Il y a même ceux qui, bien que fidèles, sont profondément déçus, mais n’osent l’exprimer à haute voix devant les incrédules. Ils rêvent encore des histoires de la Bible qu’on leur racontait dans leur enfance, celles qu’ils apprenaient au Talmud Torah. C’était un temps où Dieu répondait et se mêlait des affaires du monde. Quand les prophètes l’invoquaient, il pouvait ouvrir la mer des joncs2, arrêter la course du soleil3 pour permettre l’extermination des ennemis d’Israël. Mais Il prenait aussi soin des individus qui faisaient appel à lui, ne serait-ce que pour un conseil : du plus humble, comme l’esclave sans nom qu’Abraham envoya chercher une épouse pour Isaac4, au plus grand, comme le roi Salomon en quête de la sagesse pour gouverner son royaume5. Il était attentif également pour guérir de la maladie, de la lèpre6 ou de l’infertilité7.

Ils oublient peut-être aussi qu’aux temps des légendes bibliques, il suffisait qu’un membre la famille eût la témérité, ou la stupidité, de lâcher un mot plus haut que l’autre pour se retrouver, comme Korah̲ et les siens, englouti tout cru au Chéol.8

Alors que Dieu est Lui-même isolé en quarantaine, est-ce que nous pouvons compter sur Lui pour nous libérer du Covid et de toutes les difficultés auxquelles nous faisons face ? Comme des enfants, nous nous tournons vers Avinou / Notre Père lorsque nous nous sentons impuissants ou dépassés. Ou alors nous en voulons au gouvernement, au système : pourquoi Malkénou / Notre Roi ne peut-II pas régler le problème ?

C’est une lecture naïve et simpliste que je décris ici. Et même si certains s’y reconnaissent peut-être, c’est que malgré une caricature un peu infantilisante, il y a quelque chose de juste et de profond dans ce questionnement. Quel est le rôle du Divin dans notre monde ? Quel est le pouvoir d’action de Dieu dans notre monde ?

Car quelle que soit la période, que l’Éternel soit en quarantaine ou pas, nous sommes nombreux à partager ces interrogations. Et nous ne sommes pas non plus les premiers, ce n’est pas la sécularisation qui nous pousse à questionner la présence du Divin dans notre monde. Cette question est déjà présente dans la Bible et a profondément influencé nos sages et les rabbins. Elle est souvent exprimée dans l’idée qu’avec l’Exil d’Israël, Dieu partage notre condition et qu’Il est lui aussi en exil.

אָנֹכִ֗י אֵרֵ֤ד עִמְּךָ֙ מִצְרַ֔יְמָה
Moi-même, Je descendrai avec toi en Égypte. (Genèse 46:4).

La majorité retient l’idée d’exil, comme si Dieu était alors trop loin de nous pour agir, comme s’il se désintéressait de Son peuple et de Ses créatures. Mais ce que nous ne parvenons pas à intégrer, ce n’est pas tant la question que les réponses qui s’y rapportent et qui nous sont pourtant accessibles. Le Judaïsme n’imagine pas un être humain servilement soumis au caprice et au bon vouloir du Divin, mais un partenariat entre le Divin et l’Humain. C’est ce que je résumais plus haut en me permettant d’imaginer Dieu déclarant Sa foi en l’Être Humain et en Israël. En cela, je ne faisais d’ailleurs que suivre les pas des rabbins du Talmud, qui imaginent ce texte inscrit dans les téfilines que Dieu porte chaque matin.

Bien sûr, il serait blasphématoire de lire cela au premier degré, de même qu’il est naïf et tout aussi blasphématoire d’imaginer le Divin prêt à satisfaire toutes nos prières et demandes, légitimes ou non. Mais cette image confirme cependant deux principes :

  • Dieu comprend la nature de l’humanité et Il affirme sa compassion pour notre condition, pour notre fragilité, pour nos doutes, nos hésitations et notre sentiment d’impuissance.

  • Mais également, en nous créant à Son image, Il nous a offert la capacité d’être son bras agissant dans notre monde.

Lorsque nous nous adressons à lui pour qu’Il intervienne, c’est donc en réalité à nous-mêmes que nous faisons appel. Il nous faut comprendre et réaliser que ce pouvoir nous appartient en propre. Cette journée de Kippour est donc pour nous l’occasion d’être enfin à l’écoute de nous-mêmes, afin de libérer notre potentiel renouvelé pour œuvrer au mieux dans l’année qui s’ouvre. A l’écoute de nous-mêmes, mais aussi à l’écoute des autres, car nous sommes près de 8 milliards d’individus à l’image du Divin...

Que l'Eternel nous bénisse et nous garde,
Et nous fasse prendre la mesure du don qu’Il nous a accordé
Ken yehi ratzon.

Que l'Eternel nous illumine de Sa lumière et nous accorde Sa grâce,
Et nous inspire pour être à la hauteur des espérances qu’Il a pour Ses créatures
Ken yehi ratzon.

Que l'Eternel tourne Ses regards vers nous et nous accorde la paix.
Afin que nous sachions reconnaître Son image dans le visage de nos contemporains et agir pour le bien de tous
Ken yehi ratzon.

 

Rabbin Marc Neiger

NB: Ce sermon a été inspiré par le Rabbin Margaret Wenig et son sermon "God is a woman and She’s growing older" (http://rabbidavidyoung.blogspot.com/2019/09/erev-rosh-hashanah-5780.html).

Le Rabbin Margaret Wenig fut, bien malgré elle, le premier professeur au Leo Baeck College à donner cours entièrement par Internet dès 2010.

1 Selon le Talmud de Babylone, Berakhot 6a, il s’agit du texte inscrit dans les téfilines de Dieu, Son équivalent de notre Chema Israël.

2 Exode 14:21.

3 Josué 10:13.

4 Genèse 24.

5 1Rois 3:9.

6 2Rois 5:14.

7 Genèse 25:21, pour ne citer qu’un cas.

8 Nombres 16:32.