Sermon de Roch Hachanah 5786
H̱avérot, H̱avérim, chers amis,
Souvent je rappelle que Roch haChanah n’est pas juste comme un réveillon ; et jusqu’à Yom Kippour, ce devrait être une invitation à faire tous ensemble le bilan d’un an de nos vies. En vue de nous « améliorer », notre tradition nous appelle poétiquement à faire le H̱echbon Nefech, le relevé de comptes de notre âme.
Mais comme trop souvent, c’est l’actualité qui s’impose à nous et plus spécifiquement d’un coté l’actualité d’Israël, et d’un autre celle du peuple juif en Diaspora. Plus que jamais, en tant que juifs, nous ressentons, un malaise, voire une menace dans notre propre pays, et plus que jamais nous sommes inquiets à propos de la situation et de l’avenir d’Israël.
Mais comme s’il ne suffisait pas de supporter la haine de nos ennemis, les tensions et les désaccords au sein du peuple juif n’ont jamais été aussi vifs. Même si nous avons pris l’habitude de cacher au monde nos dissensions afin de « ne pas fournir d’arguments contre nous », nous en sommes arrivés à nous aveugler nous-mêmes afin de mieux rejeter, et même haïr, ceux qui ont un avis différent.
Ces dernières années, j’ai plus d’une fois cité l’histoire de Kamtza et Bar Kamtza (bGuittin 55b) que les sages utilisent pour pointer la haine gratuite comme cause de la destruction du temple. Dans Kallah Rabbati (8:84), rabbi Yoẖanan en rajoute et explique que la haine gratuite est plus grave que l’idolâtrie, et les sages en concluent qu’il faut même considérer l’expression de la haine comme le meurtre qu’elle entraînera.
ת״ר כל השונא כאילו הורגו שנאמר .וְכִֽי־יִהְיֶ֥ה אִישׁ֙ שֹׂנֵ֣א לְרֵעֵ֔הוּ וְאָ֤רַב לוֹ֙ וְקָ֣ם עָלָ֔יו [וְהִכָּ֥הוּ נֶ֖פֶשׁ וָמֵ֑ת] הא אילו היה ספק בידו היה הורגו
Celui qui hait, c’est comme s’il tuait, comme il est dit : « Et si un homme hait son prochain, il l’attend en embuscade et se jette sur lui [et le frappe d’un coup létal] » (Deut 19.11) s’il en avait la possibilité/l’opportunité, il le ferait (vraiment).
Aujourd’hui il serait malheureusement simpliste de s’arrêter à cette vision d’une diaspora (plutôt pluraliste et progressiste) contre un Israël, ultra orthodoxe. Cette dichotomie ne serait d’ailleurs que le reflet des groupes les plus actifs dans l’espace médiatique, et pas nécessairement les plus nombreux.
Mais après le pogrom du 7 octobre 2023, la tragédie de la capture des otages et le piège devenu bourbier dans lequel le gouvernement Israélien s’est engouffré, a complètement redistribué les cartes, tant en Israël qu’en diaspora. Même sans tenir compte des tombereaux de haines et de mauvaise foi dont juifs et Israël sont les cibles, les juifs en sont venu à se déchirer. Bien sûr, il y a des appels à l’unité, mais ceux-ci se font sans nuance, chaque groupe considérant qu’il détient la vérité de la situation et que les autres doivent par nécessité existentielle ou morale se rallier à eux.
J’ai l’impression qu’ici, H̱outz laAretz, en dehors d’Israël nous ne percevons pas toute la tension explosive de ces lignes de fractures :
Pour certains, le sentiment d’une menace de disparition d’Israël et/ou des juifs, les amènent à une crispation sécuritaire et survivaliste, capable de justifier l’injustifiable, c’est un danger qu’avait bien compris et assumé, le penseur de la Shoah, Emil Fackenheim.
D’un autre coté, l’exigence prophétique de justice et de morale, bien évidemment nécessaire, ne guideraient-elle pas certains vers une forme de syndrome de Stockholm, préférant prendre le risque de disparaître plutôt que de ne plus être digne de leurs exigences morales.
Comment ignorer le stress invivable des proches des otages, et le jeu révulsant dont leurs peines et leurs espoirs font l’objet par leurs ravisseurs, mais aussi par les va-t-en-guerre pour transformer cette crainte en soif de vengeance et en appels à plus de haine et de violence ; ils passent par avance la vie des otages par pertes et profits au nom de leur idéologie.
D’autres encore par besoin d’une tranquillité idéalisée et rêvée, utilisent l’espérance messianique pour imposer une paix « pour nous » et « surtout pas pour eux » qui ne la méritent pas. Et puisque Dieu ne s’en occupe pas, alors imposons cette paix à Sa place, et tant pis si les moyens pour y arriver sont en contradiction flagrante avec l’idéal de paix et d’harmonie des temps messianiques. « With God on our side », tout deviendrait permis, et si l’Eternel n’est pas d’accord, Il n’a qu’à si coller Lui-même, et empêcher les plus fondamentalistes de participer au gouvernement.
Plus pragmatiquement, qui est réellement prêt à penser que le coût humain est aujourd’hui acceptable pour Israël. Qu’en pensent ceux dont les enfants servent, et même si c’est avec fierté, dans les rang de l’armée. Plus d’une fois le récit de la ligature d’Isaac que nous lirons demain nous a mis en garde contre le sacrifice de nos enfants. Finalement Isaac ne meurt pas, mais quelle blessure morale ou psychique doit-il porter jusqu’à la fin de ces jours, au point qu’il ne parlera plus jamais à ce père qui était prêt à l’égorger au nom de sa divinité !
Aujourd’hui, et je choisis délibérément de ne parler que des victimes Israéliennes, le bilan des opération militaires a coûté la vie à plus de 900 soldats Israéliens, et en a blessé plus de 6000 autres, sans compter un nombre anormalement élevé de suicides dans les rangs de Tzahal ; si les blessures de l’esprit et de l’âme font tristement partie des situations de guerre, cette hausse, rapportée officiellement par Tzahal, interroge de plus en plus de voix en Israël sur le sens et le bien fondé de la mission de son armée.
Je n’ai pas de solution simple au conflit, et je n’ai pas de baguette magique pour réconcilier les juifs, en Diaspora comme en Israël. Je pense qu’il appartient à chacun de prendre conscience que la haine pourrait agir comme une addiction capable de nous ronger et de nous détruire.
Notre tradition d’un coté nous met en garde et d’un autre nous rappelle qu’il faut parfois penser « out of the box » pour trouver des solutions. Évidemment, ce récit est encore tirée de la crise par excellence, la rébellion de 66 et la destruction du Temple, et fait suite à l’histoire de Kamtza dans Guittin 56.
Enfermé dans Jérusalem assiégé, rabbi Yoẖanan ben Zakkai, soutenait le « parti de la paix » et s’opposait à la rébellion. La légende nous raconte que son propre neveu, Abba Sakkara, était le chef des Sicaires et/ou des Zélotes. Ils étaient une faction jusqu’au-boutiste et fondamentalistes, connus et craints pour leur pratique régulière de l’assassinat politique, ce qu’on appellerait facilement aujourd’hui des terroristes. Afin de forcer le conflit ouvert, les Zélotes incendièrent les dernières réserves de vivre de Jérusalem.
Rabbi Yoẖanan ben Zakkaï invita son neveu à une rencontre secrète afin de sauvegarder une partie de la population de Jérusalem. Rabbi Yoẖanan ben Zakkaï lui demanda :
עַד אֵימַת עָבְדִיתוּ הָכִי ,וְקָטְלִיתוּ לֵיהּ לְעָלְמָא בְּכַפְנָא
? אֲמַר לֵיהּ :מַאי אֶיעֱבֵיד ,דְּאִי אָמֵינָא לְהוּ מִידֵּי קָטְלוּ לִי
! אֲמַר לֵיהּ :חֲזִי לִי תַּקַּנְתָּא לְדִידִי דְּאֶיפּוֹק ,אֶפְשָׁר דְּהָוֵי הַצָּלָה פּוּרְתָּאJusqu’à quand vas-tu continuer, pour que tout le monde meure de faim ?
[Son neveu] lui répondit : que puis-je faire (mah la’assot) ? Si je dis quoi que ce soit, immédiatement, ils me tueront.
Il (Rabbi Yoḥanan ben Zakkaï) lui dit: Montre moi un moyen de quitter la ville, peut-être que je parviendrai à sauver un petit quelque chose.
Yoẖanan ben Zakkaï organisa alors une sortie plus minimaliste. Il se fit passer pour malade, puis feignit de mourir. Ses disciples le placèrent dans un cercueil pour aller l’enterrer hors de la ville. Une fois exfiltré, Yoẖanan alla voir Vespasien avec qui il négocia la soumission d’une partie de la population et des rabbins, en échange de clémence et de la possibilité de fonder une académie de Yavnéh.
Par cet acte, Yoẖanan ben Zakkaï a sûrement été qualifié de traître par une partie des rebelles. On pourrait même l’accuser d’avoir d’abord voulu sauver sa propre peau. Mais quelques années plus tard, et du point de vue du Judaïsme historique, il est devenu non seulement un penseur important, mais celui qui a sauvé les juifs et le judaïsme de l’oblitération. Il est celui qui a permis l’existence du judaïsme moderne, celui dont vont se réclamer tous les juifs d’un bout à l’autre du spectre.
Nous traversons aujourd’hui une situation dont les conséquences pourraient avoir une porté comparable à celles de la révolte de 66. Aussi tragique que la situation aie été à l’époque de Yoẖanan ben Zakkaï , notre situation peut nous sembler bien plus complexe. Mais elle ne doit pas nous empêcher d’être près à sortir des sentier battus ou à admettre des compromis, même douloureux. Ils nous est de plus en plus difficile de composer avec l’existence de positions extrémistes parmi ceux que nous cherchons à « défendre ». Mais je suggère qu’une voie possible est de savoir se distancer des autres opinions sans se désolidariser des Juifs ni d’Israël dans sa globalité, et de parvenir, avec la finesse et la bienveillance de Yoẖanan ben Zakkaï, à affirmer nos propres opinions, même divergentes ou contradictoires, sans que ce désaccord ne glisse vers une forme de haine, c’est à dire sans dérive partisane, et surtout sans céder à l’idolâtrie de nos idéologies.
Je pense que c’est une nécessité en Israël pour la sauvegarde de sa démocratie, et un véritable espoir de paix stable, c’est une nécessité en Diaspora pour que ces divergences, en nous fracturant, ne nous entraînent pas vers l’insignifiance et la disparition. Peut-être, et cette assemblée aurait un devoir d’exemplarité, que les juifs, tant en Diaspora qu’en Israël, doivent apprendre et s’approprier l’art du compromis à la Belge.
C’est probablement une voie très étroite que je vous invite à suivre, mais vous le savez déjà,
l’essentiel est de ne pas avoir peur,
וְהָעִקָּר לֹא לְפַחֵד כְּלָל
Rabbin Marc Neiger

