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"Agir en juif, c'est chaque fois un nouveau départ sur une ancienne route" Abraham Heschel

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Dans La Presse

A Auschwitz, la mémoire étouffée par le tourisme de masse

December 14, 2011 12

Mercantilisme, bousculade, attitudes choquantes… L'ancien camp d'extermination d'Auschwitz est la première destination des tour-opérateurs de Cracovie. Dans la foule, se recueillir est impossible.

http://www.telerama.fr/monde/a-auschwitz-la-memoire-etouffee-par-le-tourisme-de-masse,76049.php

 


En 2010, 1,3 million de personnes ont visité Auschwitz. Ici, des espagnols en train de se faire prendre en photo par un ami.
Photos : Guillaume Herbaut/Institute pour Télérama

« Peut-être qu'il y a des visites organisées, ça serait plus pratique...

Tu as raison, on perdra moins de temps. »

Ils sont deux, un couple de quinquagénaires, attentifs l'un à l'autre. En vacances et de passage à Cracovie, ils ne veulent pas manquer le « must » de la région : la visite du camp de concentration d'Auschwitz, à 60 kilomètres de . Gentiment, l'employée de l'office du tourisme les renseigne.

Des couples comme celui-ci, il y en a des milliers par an. Ils n'ont que trois jours pour visiter la région, veulent voir « le camp ». Auschwitz attire aujourd'hui plus de monde que la splendide Cracovie, dont il est presque devenu le « produit d'appel ». Partout en ville, les sollicitations pleuvent. Dès l'aéroport, on vous propose d'y aller directement en taxi. Des tour-opérateurs font le voyage dans la journée : trois heures de trajet aller et retour, et deux heures sur place, le tout pour une centaine de zlotys, soit une vingtaine d'euros. La brochure de l'agence Cracow City Tours le propose au même titre que les visites de Nowa Huta, le paradis communiste, la mine de sel Wieliczka, la Cracovie du XVIIIe, un parcours « sur les traces de la culture juive » avec un dîner juif « typique », ou un itinéraire « sur les pas de Jean-Paul II »... Sur la place du marché, centre névralgique de la ville, de nombreuses boutiques proposent des statuettes de Juifs du ghetto, à mi-chemin entre l'hommage attendri et le cliché antisémite : tous ont des nez proéminents, et, si beaucoup n'arborent qu'un violon, certains ont un gros sac de monnaie à la main... « Auschwitz est le tour le plus demandé, surtout par les étrangers », dit Tomas Stanek, responsable de Cracow City Tours. L'an dernier, le camp a accueilli 1,3 million de visiteurs.

 

<p>Aux abords du camp, le parking est payant, comme les toilettes.</p>

Aux abords du camp, le parking est payant, comme les

toilettes.

La machine tourne rond : un employé de l'agence vient vous chercher à l'hôtel et vous conduit place Szczepanski, d'où partent des minibus pour le site. Dès avant Oswiecim, des panneaux signalent « Muzeum Auschwitz », terme aussi neutre que possible. Les bus se garent dans un parking payant. Il y a des toilettes, payantes aussi, et des changeurs de monnaie. Des pictogrammes indiquent que sont interdits les chiens, les maillots de bain, fumer, manger et avoir une poussette, règle que beaucoup de jeunes parents transgressent. A l'entrée, quelques cahutes proposent des livres et des boissons. Deux hommes saouls, sac à dos à leurs pieds et bière à la main, sont affalés contre une borne. Dans le bâtiment où l'on prend les billets est installée une cafétéria. Trois jeunes ont acheté des hamburgers, qu'ils s'empressent d'engloutir en râlant un peu : il est interdit de manger sur le site, et personne ne les a prévenus. L'entrée évoque une Babel grouillante. Chacun cherche son groupe pour faire le parcours dans sa langue, écouteurs sur la tête. Théoriquement, la visite est gratuite : mais les groupes n'ont pas le droit de la faire sans un guide (38 zlotys par personne), et les visiteurs individuels ne sont admis qu'avant 10 heures ou après 15 heures.

Ce jour-là, huit mille touristes vont défiler. Deux cent cinquante gui­des, quatorze langues. La nôtre, Doro­ta, mine revêche, fait trois visites par jour. Deux heures, dont quatre-vingt-dix minutes dans le camp de travail d'Auschwitz et une demi-heure seulement dans le camp d'extermination de Birkenau, rejoint en navette. Le groupe s'ébranle. Un couple avec un bébé est le premier à sortir son appareil photo devant le panneau « Arbeit macht frei » (« Le travail rend libre »). Il faut régulièrement atten­dre ou se pousser pour laisser passer d'autres groupes. Certains guides ont un parapluie ouvert pour ne pas perdre leurs troupes. L'émotion s'exprime peu, comme corsetée par la foule. A la troisième salle, ils sont cinq à décrocher. « Il y a trop de mon­de pour ressentir quoi que ce soit, explique un Français. On ne voyait pas ça comme ça. » « Dans le fond, la guide ne nous apprend rien. On le sait, tout ça. Et puis c'est trop long », poursuit son épouse avant de lui emboîter le pas. Un Français trentenaire, qui se dit d'origine kurde, entretient en expert ses voisins de divers génoci­des : l'arménien, l'algérien, le rwandais...

 

<p>A Cracovie, pour une vingtaine d'euros, des tours-opérateurs <br />
font le voyage dans la journée.</p>

A Cracovie, pour une vingtaine d'euros, des tours-opérateurs
font le voyage dans la

 

journée.

Birkenau, rejoint en navette. Devant la tour massive où aboutissaient les trains, d'autres bus sont garés. Des visiteurs s'installent sur l'herbe pour pique-niquer. Mais le temps se couvre. Il faut se presser. On se presse donc. Attentif, un filmeur précise à son Caméscope qui enregistre : « Là, c'était le camp des femmes. » Un homme sort son portable et appelle un copain : « Je voulais te faire un petit clin d'œil. » Devant les restes des chambres à gaz, les premières gouttes commencent à tomber, une pluie froide contre laquelle, trompés par le soleil du matin, peu ont songé à se prémunir. On court se masser sous un auvent. L'un des jeunes, qui en cherche le titre depuis le début de la visite, raconte le film Walkyrie à ses copains : « On le regardera ce soir avec Megavideo à l'hôtel. » La pluie redouble : « Comme ça, on sent un peu ce qu'ils ont souffert », dit le Kurde, très sérieux.

<p>A Cracovie, on vend des <br />
statuettes de juifs du ghetto, <br />
sans craindre la caricature.</p>

A Cracovie, on vend des
statuettes de juifs du ghetto,
sans craindre la caricature

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Choquant ? Oui, sans doute. Les limites de l'indécence sont régulièrement repoussées. Il y a quelques années, une femme avait commencé à se déshabiller dans les chambres à gaz pour comprendre ce qu'« ils » avaient ressenti. En 2001, des associations juives américaines ont fait fermer une boîte de nuit située à 1 kilomètre de Birkenau. Il y a cinq ans, une marque de confection avait demandé à faire ici un défilé de mode. L'inscription « Arbeit macht frei » a été volée en décembre 2009. Et, il y a quelques mois, la vidéo sur YouTube de ce rescapé australien dansant I will survive avec ses petits-enfants sur le lieu de son martyre avait laissé pour le moins perplexe.

Inévitable ? Sans doute aussi. « Il n'y a pas vraiment, chez les intellectuels qui travaillent autour du génocide, de débat moral sur le fait d'avoir transformé Auschwitz en lieu de visite. Ces bus de touristes sont la contrepartie d'un travail de mémoire qui est devenu massif et s'incarne ici, explique Jean-Charles Szurek, chercheur au CNRS et auteur de La Pologne, les Juifs et le communisme. Même si ce voyage d'un jour fait en charter depuis une capitale européenne me paraît absurde, un jeune qui est arrivé en rigolant ne repartira peut-être pas sans avoir perçu quelque chose. » Le principe de l'ouverture aux touristes n'est réellement contesté que par des négationnistes comme l'Anglais David Irving, qui a accusé le gouvernement polonais d'avoir fait d'Auschwitz un « site dans le style de Disneyland ».

Les historiens, eux, s'insurgent plutôt contre la présentation historique qui continue d'être faite sur place : « On mêle Polonais, Russes, politiques et Juifs, ces derniers ayant été les seuls, avec les Tsiganes, à connaître la "sélection" et l'extermination, explique Marcello Pezzetti, historien italien. On ne va pas aux bunkers 1 et 2, où ont été gazés les Juifs du Vél'd'Hiv. Visiter Auschwitz aujourd'hui, avec ce temps de visite comprimé, ne permet pas de comprendre ce qui s'est passé. Ce n'est pas que les touristes viennent qui est choquant, c'est ce qu'on leur montre... » Cette « guerre des mémoires » reste vive : « Auschwitz reflète autant l'histoire du musée que celle du camp, poursuit Szurek. Depuis le début, c'est le gouvernement polonais qui a pris en charge son entretien. Et cela a été fait dans un but de célébration de la victoire contre le fascisme. Le génocide juif a été occulté, remplacé par une présentation globale où tout déporté, juif ou résistant polonais, était mis sur le même plan. »

Le paradoxe touristique est aujourd'hui à son comble. Les baraques de Birkenau menacent de s'écrouler. Les ruines des chambres à gaz ont besoin de soins urgents. « Si on ne fait rien, dans quinze ans, tout aura disparu », alerte Piotr Cywinski, le directeur du musée. Pendant des années, des aides ponctuelles, ajoutées aux 4 millions d'euros de ressources pro­pres du site et aux 3 millions d'euros de subventions de l'Etat polonais, ont permis de faire face aux besoins les plus urgents. Cela ne va rapidement plus suffire. L'an dernier, la Fondation Auschwitz-Birkenau a été créée, dont le but est de réunir 120 millions d'euros. Les intérêts de cette somme permettraient de créer des revenus permanents pour entretenir et restaurer le camp. Un plan de préservation à long terme sera alors mis en place. La Tchéquie, la Norvège et la Suède ont déjà versé de l'argent. La France, le Portugal, l'Angleterre, la Belgique et les Etats-Unis ont promis de le faire. L'Allemagne a annoncé que sur cinq ans elle versera la moitié de la somme, soit 60 millions d'euros.

Hubert Prolongeau

Télérama n° 3231

D'où viennent-ils ?
La répartition des visiteurs par nationalité révèle quelques surprises : la Pologne est en tête, avec 553 000 touristes, suivie par le Royaume-Uni (75 000) et l'Italie (63 900). L'Allemagne vient un peu moins que la France (48 300 contre 57 900). La Corée du Sud, ce qui est plus surprenant, amène 35 400 visiteurs, suivant de peu les Etats-Unis (39 800). Israël arrive en quatrième position, avec 62 400 visiteurs.