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"Agir en juif, c'est chaque fois un nouveau départ sur une ancienne route" Abraham Heschel

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Dans La Presse

Auschwitz parle encore aux juifs et aux musulmans

January 28, 2012 12

Point de vue |  27.01.12 |

http://www.lemonde.fr/idees/article/2012/01/27/auschwitz-parle-encore-aux-juifs-et-aux-musulmans_1635551_3232.html

par Samuel Pisar, avocat international

Le 27 Janvier, le monde commémore l'Holocauste et le 67e anniversaire de la libération d'Auschwitzépicentre de la plus grande catastrophe jamais perpétrée par l'homme contre l'homme. En tant que l'un des derniers survivants de cette catastrophe, l'Unesco m'a désigné ambassadeur honoraire et envoyé spécial pour l'éducation à Holocauste.

A ce titre, mon rôle n'est pas seulement d'honorer des morts, mais d'avertir les vivants des dangers qui menacent de détruire leur monde, comme ils ont jadis détruits le mien.

Depuis ma déportation à Auschwitz, à Majdanek (Pologne) et à Dachau (Allemagne), d'où je fus délivré à 16 ans par des soldats américains, plusieurs génocides, nettoyages ethniques et attentats religieux ont rappelé que les êtres humains sont capables du pire comme du meilleur, de haine et d'amour, de folie et de génieque l'impensable est encore possible avec des gaz toxiques comme avec des missiles balistiques et des champignons nucléaires. Despotes et démagogues prétendent aujourd'hui que l'Holocauste n'est qu'un "mythe", et continuent d'attiser la haine contre les juifs et d'autres populations vulnérables. Si de telles réflexions me semblent pertinentes aujourd'hui, c'est que les cendres des camps de la mort nous laissent entrevoirl e spectre de l'apocalypse ; nous pouvons y entendre un appel à la vigilance et trouver l'inspiration pour relever les défis de notre temps.

En 2011, lors de cette même journée de commémoration, je fus invité par le Projet Aladinlancé par la Fondation pour la mémoire de la Shoah et parrainé par l'Unesco – à me rendre à Auschwitz-Birkenau accompagné de 150 personnalités musulmanes, juives et chrétiennes, chefs d'état, rabbins, muftis et cardinaux. Dans ce lieu maudit et sacré, sombra le fier vaisseau de la civilisation, j'ai souffert tant de tortures et d'humiliations, ma mission fut de témoigner, au nom des victimes et des survivants, que l'Holocauste, loin d'être un "mythe", constitue l'avertissement suprême des horreurs qui peuvent encore advenir pour l'humanité.

Submergée par les preuves manifestes qu'elle tenait sous ses yeux, unie dans une même douleur autour de valeurs communes, cette improbable assemblée a su transcender les discordes politiques,raciales et religieuses pour prier ensemble à un avenir meilleur. Chacun a rejeté ces allégations cyniques qui nient la réalité de ce que nous avons enduré dans nos corps et nos âmes, en estimant que ces calomnies étaient indignes de ceux qui croient en un même dieu. Dans le sillage de cette manifestation extraordinaire de solidarité entre ennemis prétendument héréditaires, j'ai été invité à conduire plusieurs des participants à témoigner devant la Commission des affaires étrangères de la Chambre des représentants des Etats-Unis. J'y ai retrouvé le même esprit. 

Ces deux événements renforcent ma conviction que le mandat confié aux organisations internationales comme les Nations unies l'Unesco j'ai débuté ma carrièrerevêt une dimension universelle et existentielle, et que ces institutions ne doivent pas être instrumentalisées ou détournées de leurs tâches supérieures par des considérations exogènes. Cette vérité s'impose d'autant plus dans un contexte mondial enflammé et déstabilisé, face au choix fatidique qui se pose : soit nous régressons vers la terreur et le chaos économique, soit nous poursuivons la marche de l'humanité par un surcroît d'imagination, d'innovation et de créativité capable de mobiliser l'énergie et l'enthousiasme des jeunes générations.

Je me permets de dire cela, en qualité de témoin direct d'un projet qui a conduit à l'asservissement et à la destruction de ceux qui furent désignés comme un peuple de "sous-hommes". Mon retour dans la communauté des hommes m'a appris que l'abîme n'est pas notre seul horizon, qu'il y a d'autres façon d'extirper le poison de la haine entre adversaires, même ceux qui se considèrent des "ennemis jurés". Une nouvelle renaissance – éducative, scientifique et culturellepeut surgir grâce aux ressources inépuisables de l'esprit humain, et qui reviennent en partage aux noirs et aux blancs, aux asiatiques et aux européens, aux russes et aux américains, aux arabes et aux juifs. Si nous pouvons doter notre jeunesse des trésors de la connaissance moderne, de l'information et du savoir-faire, elle redécouvrira l'audace de nos ancêtres qui sortirent de leurs cavernes et ouvrirent une nouvelle ère de paix, de tolérance et de prospérité.

Nous, les derniers survivants de l'Holocauste, disparaissons les uns après les autres. Bientôt, l'Histoire va se mettre à parler, au mieux, avec la voix impersonnelle des chercheurs et des romanciers. Au pire, avec celle des négationnistes, des falsificateurs et des démagogues. La Journée internationale de commémoration pour les victimes est un lien vital dans la transmission de notre tragique héritage. Si nous échouons à lui donner collectivement et à bon escient la place qui lui revient dans la mémoire et dans l'éducation, au cœur des valeurs fondamentales de toutes les croyances, spirituelles ou séculières, les forces des ténèbres pourraient de nouveau revenir nous hanter.

Article paru dans l'édition du 28.01.12