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"Agir en juif, c'est chaque fois un nouveau départ sur une ancienne route" Abraham Heschel

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Difficile Israël : Sermon de Roch haChanah 5779 (par Rabbi Marc Neiger)

December 27, 2018 8

Difficile de parler d’Israël.
Difficile, car chaque fois que nous parlons d'Israël, nous sommes immédiatement pressés de nous justifier, indépendamment de notre opinion personnelle sur le sujet. Nos interlocuteurs nous imposent cette insupportable confusion entre Juif et Israélien. Tout se passe comme si le fait d'évoquer Israël impliquait de facto notre solidarité, notre soutien même, pour toutes les décisions prises par le gouvernement israélien. Si il semble évident que tous les Américains n'ont pas voté pour Trump, ni tous les Anglais pour  le brexit, le bénéfice du doute n'est pas accordé aux Israéliens, ni aux Juifs, comme si tous avaient la même opinion.

Difficile de parler d'Israël.
C'est difficile, même ici dans notre synagogue, à l'entrée des 10 jours redoutables. Car, effectivement, nous n'avons pas tous les mêmes opinions, et nous représentons la diversité des opinions politiques des Israéliens. Mais notre vie en Diaspora est bien différente de la réalité des Israéliens ; passer ses vacances en Israël, n'est pas vivre en Israël. Jusqu'à quel point pouvons-nous vraiment, nous Juifs de Diaspora, exprimer une critique des choix des Israéliens et des actions du gouvernement israélien ?

Oui, il m'est difficile de parler d’Israël ... et aujourd'hui, il m'est aussi devenu douloureux de parler d'Israël !
Depuis le début de l'année 2018, le gouvernement israélien travaille à un projet de loi visant à expulser des réfugiés africains, dont certains sont installés en Israël depuis plus de 15 ans, et parmi eux des enfants nés et ayant grandi en Israël. La plupart des états européens ne sont pas non plus à la hauteur de nos idéaux, et c'est justement pourquoi j'ai du mal à comprendre qu'un pays bâti pour le Judaïsme, et qui pendant longtemps a été un exemple d'accueil, un véritable oasis des droits humains au seuil de l'Afrique, en arrive à oublier sa propre histoire. Heureusement, jusqu'à aujourd'hui, l'opposition et l'opinion publique israélienne ont réussi à contrecarrer la mise en œuvre de ce projet. On pourrait se dire que c'est là une preuve de bonne santé de la démocratie israélienne.

Alors, apaisés par cette victoire provisoire du droit et de la morale, nous avons aspiré, comme toutes les communautés de Diaspora, à fêter les 70 d’Israël dans une atmosphère joyeuse, et peut-être pour une fois à oublier toutes les critiques dont Israël fait l'objet. Juste après Yom haAtzma'out, Israël avait-il besoin d'un ami, fut-il les Etats-Unis, pour se rappeler que Jérusalem est sa capitale ? Entraîné par la tentation du populisme et par son ego, le premier ministre israélien n'a pas pu se retenir, ignorant les réactions du Hamas et Djihad Islamique. Au lendemain de l'inauguration de l'ambassade des USA à Jérusalem, l'armée israélienne tire à balles réelles sur une foule savamment, et cyniquement, impossible à distinguer de commandos du Hamas et de civils non armés.

Bien sûr, les militaires israéliens ont agi dans le cadre du droit international, en réaction à la menace de leurs frontières, mais cela n'exonère pas le choix politique qui ne manqua pas de provoquer un engrenage où il faudrait fatalement tirer sur des civils, et donc en tuer. Ne pouvions-nous attendre d'un Israël qui a fêté ses 70 ans, l'âge traditionnel de la sagesse, qu'il soit à la hauteur des espérances morales du Judaïsme pour échapper à ce piège politique sans recourir à la force brute et létale contre des civils ? Nous ne le savons que trop bien en cette période des dix jours de repentance, le droit n'est pas la justice. C'est ce que nous enseigne Lévitique Rabbah 23.9 : en cette saison l’Eternel nous accueille siégeant sur le Trône du Droit mais

בְּשָׁעָה שֶׁיִּשְׂרָאֵל נוֹטְלִין אֶת שׁוֹפְרֵיהֶן וְתוֹקְעִין לִפְנֵי הַקָּדוֹשׁ בָּרוּךְ הוּא, עוֹמֵד מִכִּסֵּא הַדִּין וְיוֹשֵׁב בְּכִסֵּא רַחֲמִים,

Mais à l'instant où Israël attrape ses chofar et sonne devant le Saint, Béni soit-Il, Il se lève du Trône du Droit pour s'asseoir sur le Trône de Compassion.

Le Judaïsme nous enseigne que la justice se blottit dans l'espace entre le droit et la compassion. Mais les responsables de ces décisions n'ont pris en compte que le droit, et probablement leur ego. Je n'aimerais pas être l'un d'eux pendant les dix jours qui viennent.

Dayénou ! J'aurais aimé que cela suffise pour l'année 5778 et que l'injustice s'arrête là ! Mais le gouvernement Israélien a choisi à nouveau de surfer sur la vague du populisme. Était-il utile d'écrire une nouvelle loi fondamentale pour affirmer ce que nous savons tous déjà, et que bien d'autres nous reprochent, à savoir qu'Israël est avant tout un état juif, pour les Juifs ? Jusqu’à aujourd'hui, et malgré les conflits, le caractère juif de l'état d’Israël s'affirmait de manière positive, et non aux dépens des segments minoritaires de la population israélienne. Le projet initial de cette loi, dite de « l'Etat-Nation », ne pourra que donner corps aux accusations d'apartheid dont Israël est déjà l'objet, en créant des zones de résidences réservées exclusivement aux Juifs, ou pour le dire clairement, interdites aux non-juifs. C'est ce qui fit sortir le président Reuven Rivlin de sa réserve habituelle pour dénoncer les aspects les plus outranciers du projet.

Dans ce contexte, que penser de l'arrestation le 19 juillet, au petit matin comme un dangereux braqueur, du rabbin conservative Dov Hayun, un des nombreux invités, avec le président Rivlin, de l'Institut Politique du Peuple Juif à un grand chi'our en préparation à Tich'ah beAv ? Comment ne pas y voir une manière pour le premier ministre de rétorquer ainsi au président Rivlin ? Mais ce serait là une vraie spéculation politique que je laisse aux éditorialistes. L'arrestation du rabbin Hayun est un message bien plus direct, et bien plus fondamental.

Le rabbin Hayun est un rabbin conservative, que nous appelons massorti en Europe. Il appartient à un mouvement qui promeut une pratique plus traditionnelle que le mouvement libéral, mais qui en est très proche dans ses principes. En Israël, les mouvements non-orthodoxes, c'est-à-dire conservative et libéraux (ou réformés comme ils disent en Israël ou aux USA) travaillent de concert à la défense du pluralisme juif et des libertés religieuses.
De quoi a-t-on accusé le rabbin Hayun ? D'avoir célébré un mariage juif non autorisé par le rabbinat israélien. Or en Israël, les mariages célébrés par des rabbins non-orthodoxes, n'ont pas force de loi, ils sont comparables à un mariage religieux en Belgique ou en France, cérémonies qui n'ont aucune valeur légale. Par contre, un mariage civil effectué ailleurs, et enregistré en Israël, sera, lui, reconnu par l'état. D'ailleurs, combien de couples ne choisissent-ils pas aujourd'hui de se marier religieusement en Israël, seulement après un mariage civil dans leur pays d'origine ? Combien d'Israéliens se marient-ils civilement hors d'Israël pour échapper au monopole ultra-orthodoxe, et célèbrent ensuite une H̲ouppah en Israël. Tous les rabbins libéraux ou conservatives qui mènent ces cérémonies vont-ils être traités comme des criminels ?

C'est dans ce cadre que la loi sur "l'Etat-Nation du peuple Juif" prend tout son sens. Non seulement cette loi, même si elle ne change encore rien aujourd'hui au niveau pratique, pose les bases légales d'une citoyenneté de seconde zone pour tous les Israéliens non-juifs, mais on découvre dans l'arrestation du rabbin Hayun la véritable distorsion de l'identité juive dans le cadre de ce projet politique. De quel peuple juif parle-t-on ? Ne serait alors juifs que les Juifs reconnus par le rabbinat ultra-orthodoxe, alors que tous les Juifs n'ayant pas un pedigree satisfaisant pourraient à l'avenir se voir déchus d'une partie de leur droit civils et civiques. Il ne s'agit pas seulement de remettre en cause la position des Druzes, des Musulmans, des Chrétiens, des Black Hebrews, ou des Baha’is, tous pourtant citoyens israéliens.

Il s'agit aussi de la remise en cause de tous les Olim d'origine russe ou éthiopienne, qui ont déjà du mal à trouver leur place dans la société israélienne. Mais enfin : c'est aussi une négation pour nous tous, réunis ce soir dans cette synagogue libérale, les Juifs non-orthodoxes, libéraux, réformés, massortis, reconstructionnistes, voire même laïcs ou athées. Aurons-nous tous encore une place dans l'état d’Israël régi par cette nouvelle loi ? Qui sera encore Juif aux yeux d'Israël ?
Notre tradition a noté que de nombreuses grandes tragédies du peuple juif se sont produites autour du 9 Av, la date de la destruction des deux temples. La loi sur "l'Etat-Nation", votée deux jours avant Tich'a beAv, vient probablement s'ajouter à cette triste série, car elle inaugure un grande période d'incertitude pour la démocratie de l'état d’Israël, et pour Kellal Yisrael, l'unité du peuple juif.

Dans le Talmud on trouve un long narratif qui vient nous dévoiler les causes profondes de la destruction du temple (Gittin 55b-56a). Pour les rabbins, les Romains ne furent que l'instrument de la destruction, la cause réelle en étant Sinat H̲inam, la haine gratuite entre les Juifs eux-mêmes. Pour résumer, un riche habitant de Jérusalem organise un grand festin. Il ordonne à son serviteur d'y convier son ami Kamtza, le serviteur incompétent se fourvoie, et invite à sa place Bar Kamtza, le plus grand rival et ennemi de l’hôte. Découvrant la présence de Bar Kamtza, l’hôte, que le récit ne nomme jamais, fait évacuer Bar Kamtza manu militari, malgré les efforts de ce dernier pour trouver une porte de sortie honorable, même à ses propres frais. Rendu fou de rage par cette humiliation publique, Bar Kamtza organise un complot afin de discréditer les Juifs aux yeux du César, ce qui entraînera la destruction du temple. Les leaders juifs, c'est-à-dire les rabbins eux-mêmes, laissent faire. Ils gardent le silence tant devant l’humiliation gratuite de Bar Kamtza que devant son complot machiavélique ; tout préoccupés qu'ils sont de leur image auprès du peuple, plutôt que du bien-être et de la sauvegarde de ce peuple.

Aujourd'hui le gouvernement israélien enfonce le coin et pourrait bien séparer Israël d'une grande partie de la Diaspora. S'il s'agissait d'un autre état qu’Israël, une mesure possible serait d'appeler au boycott, mais ce serait céder au piège de la haine gratuite, de Sinat H̲inam, de la haine de nous-même qui ne peut mener qu'à notre malheur collectif.

Il s'agit de trouver un équilibre entre nous désintéresser d'Israël, ou céder à la complaisance aveugle pour l'Israël. Je me demandais en introduction quel droit nous avons en tant que Juifs de Diaspora à nous mêler de la politique d'Israël. Ne pas être Israélien et ne pas y vivre nous obligent à une certaine réserve par rapport à la situation de nos frères et nos sœurs au quotidien en Israël. Pourtant, et cela fait partie intégrante de la nature particulière de l'Etat d'Israël, la loi du retour implique de nous donner une forme de droit de regard sur Israël. Cela se concrétise  d'ailleurs à travers la représentation de la Diaspora dans le fonctionnement de l'Agence Juive.

Mais la situation est plus complexe concernant l'état lui-même. En menaçant de changer l’âme même d’Israël, de briser  le lien entre la diaspora et Israël, de rompre l'équilibre entre les Juifs ultra-orthodoxes et tous les autres, de détruire l’idéal d'un état d’Israël démocratique, le gouvernement israélien nous a finalement donné un droit d’ingérence sur sa politique, le droit d'affirmer que notre lien à Israël ne lui permet pas de nous exclure, tout comme nous ne pouvons pas nous désintéresser d’Israël.

A la suite de son interrogatoire, le rabbin Dov Hayun déclarait "L'Iran c'est déjà ici" !
Si nous prenons au sérieux son avertissement, alors nous devons le faire mentir et sauver Israël de ses propres démons en affirmant haut et fort notre désaccord, tout en restant proches d’Israël. Israël ne doit pas devenir notre "Bar Kamtza". Plus que jamais nous devons nous montrer à la fois attachés et vigilants concernant Israël.

אִֽם־אֶשְׁכָּחֵ֥ךְ יְֽרוּשָׁלִָ֗ם תִּשְׁכַּ֥ח יְמִינִֽי׃ תִּדְבַּ֥ק־לְשׁוֹנִ֨י ׀ לְחִכִּי

Si je t'oublie, O Jérusalem, que ma droite m'abandonne et que ma langue se colle à mon palais. (Ps. 137.5-6).

Puisse cette année nous apporter force et espoir pour aider Israël à incarner les idéaux de démocratie et de justice auxquels nous croyons, en tant que Juifs.

Chanah tovah oumétoukah,

Rabbin Marc Neiger