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Dans La Presse

Alain Finkielkraut : “Respecter Auschwitz, c'est ne plus s'y rendre”

December 14, 2011 12

Nous avons demandé au philosophe Alain Finkielkraut de réagir à notre reportage dans l'ancien camp d'extermination d'Auschwitz, devenu une destination touristique de masse.

http://www.telerama.fr/monde/alain-finkielkraut-respecter-auschwitz-c-est-ne-plus-s-y-rendre,76137.php


 

Des touristes posent sous le panneau « Arbeit macht frei », à l'entrée du camp d'Auschwitz. Photo : Guillaume Herbaut/Institute pour Télérama.

Votre reportage est accablant et vertigineux. Au fond, on ne peut aujourd'hui sacraliser Auschwitz sans profaner Auschwitz. Le sacré, disait Heidegger, est l'indemne, le sauf, ce qui est par nature soustrait à toute manipulation. Seulement, à partir du moment on érige Auschwitz en temple de la mémoire, on en fait une destination touristique. Les familles y accourent, et voilà Auschwitz devenu le Djerba du malheur.

Nous sommes des proies consentantes de la grande malédiction touristique. Et c'est terrible, parce qu'il n'y a pas de coupable. Personne ne peut dire : “Le touriste, c'est l'autre.” Moi aussi, dans cette foule, je chercherais un endroit boire, je grognerais, peut-être n'irais-je pas jusqu'à utiliser un téléphone portable – je n'en ai pas – ou ne chanterais-je pas I will survive. J'aurais un comportement plus digne, mais je serais nécessairement un touriste parmi d'autres.

Je suis allé à Auschwitz dans les années 1980, dans des conditions qui n'ont rien à voir avec celles qui sont ici décrites. Je me souviens d'avoir pu marcher, notamment dans le camp de Birkenau, sans croiser personne. J'y allais pour des raisons personnelles, c'est qu'une partie de ma famille a été déportée, dont mon père. Mais je dois dire que même dans ces conditions optimales le recueillement est très difficile. Il est beaucoup plus aisé de se représenter les choses lorsqu'on lit Si c'est un homme [de Primo Levi, NDLR] que lorsqu'on visite un camp. Le camp est nu, abstrait, dépouillé de tout.

Je lis votre reportage et je me dis qu'honorer les morts, respecter ces lieux, c'est aujourd'hui ne plus s'y rendre. Je suis donc sceptique sur la valeur pédagogique des voyages à Auschwitz pour les jeunes générations. Du moins, je me pose la question. Certains faits m'inquiètent, le chahut, la distraction, voire l'hostilité. Il faut une grande imagination pour que quelque chose se passe, une grande préparation, je sais que de nombreux professeurs font très bien les choses, voilà pourquoi je me garderais d'un jugement trop tranché. Mais mieux vaut s'y prendre autrement. Nous avons des instruments, nous ne sommes pas démunis, il y a le travail des historiens, il y a les œuvres des cinéastes, et il y a surtout les livres, par lesquels devrait s'opérer l'essentiel de la transmission. Avec ceux de Robert Antelme, de Jean Améry, de Primo Levi, comme de Chalamov et de Soljenitsyne pour le goulag, nous avons les moyens de transmettre cette expérience.

Enfin, je constate que la mémoire, qui devait éteindre l'antisémitisme, aujourd'hui en entretient la flamme. Le grand refrain antisémite, c'est : “Il n'y en a que pour les Juifs, ils sont les rois du malheur, et avec leur malheur, ils intimident l'opinion, ils essaient de criminaliser toute dénonciation de la politique israélienne.” Nous sommes sommés de considérer la traite négrière occidentale et la colonisation comme des shoahs, des entreprises génocidaires. Dès lors que nous récusons cette comparaison, nous sommes accusés de négationnisme.

Comment y répondre ? Par l'exemple, tout d'abord : je préconise depuis trente ans la création d'un Etat palestinien, je critique l'immobilisme actuel du gouvernement israélien, et je crois qu'on peut le faire sans transformer les israéliens en nazis. Mais il faut aussi sans cesse rappeler que les descendants des victimes ne sont pas eux-mêmes des victimes. La surenchère victimaire n'a pas lieu d'être, il n'y a plus de victimes. Défendre la spécificité de l'extermination des Juifs, ce n'est pas réclamer une position plus haute pour soi-même. Mon père a été déporté, je ne suis pas déporté, et les descendants d'esclaves ou de colonisés devraient raisonner exactement de la même manière, alors pourrait-on sortir de cette horrible guerre des mémoires qui fait rage aujourd'hui. »

Propos recueillis par Vincent Remy