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"Agir en juif, c'est chaque fois un nouveau départ sur une ancienne route" Abraham Heschel

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Roch haChanah 5782 : Nous pouvons être les anges de l’Éternel

Sermon prononcé par le rabbin Marc Neiger à Roch haChanah 5782 (7 septembre 2021)

Nous pouvons être les anges de l’Éternel

H̲avérot, H̲avérim, chers amis,


Il y a déjà un an, lorsque que nous marquions l’ouverture de l’année 5781, c’était avant tout la clôture de 5780 qui occupait nos pensées, et avec elle l’espérance de rapidement revenir à notre vie d’avant, débarrassés du Covid et de tout ce qui l’accompagne. Comment pouvions-nous imaginer que cette situation perdurerait et continuerait à restreindre nos vies ? La situation est bien sûr différente de celle que nous avons connue il y a un an et la vaccination massive, fruit du génie créatif que l’Éternel a implanté en nous, nous apporte une perspective positive.

Mais cette année le temps n’a pas coulé comme d’habitude. Pour beaucoup, ce fut un chemin de méandres, ralenti, comme embourbé, isolés les un des autres. Je souhaitais donc cette année m’interroger sur un élément plus intemporel du rituel de Roch haChanah. Pourquoi la tradition a-t-elle désigné le récit de la Akedat Yitzh̲ak, de la ligature d’Isaac, comme lecture rituelle le jour de Roch haChanah ?

Une réponse traditionnelle commune fait le lien à travers la corne de bélier. Le sacrifice d’Isaac n’a finalement pas lieu, et un bélier lui est substitué. Le Chofar, la corne de bélier, dont nous sonnons plusieurs fois à Roch haChanah, rappelle ce sacrifice et donc le contexte de la Akedah. Un des autres noms de Roch haChanah est d’ailleurs Yom Terouah, le jour de la sonnerie. Si cette association de symboles est facile, voire naturelle, elle nous laisse sur notre faim en terme de sens, car il est difficile de trouver une forme de rédemption dans ce sacrifice où même dans sa substitution.

Nous devrions en fait poser deux questions :

- premièrement, quels enseignements peut-on tirer de ce texte qui nous appelle à la violence terrifiante du sacrifice d’un enfant par son propre père ? Bien sûr, le signal d’arrêt d’urgence est invoqué in extremis, mais si tard que nous ne pouvons nous empêcher d’entrevoir la suite sanglante de la scène.

- et deuxièmement, si l’on trouve effectivement un enseignement positif à ce texte terrible, quel est son lien avec la célébration de Roch haChanah ?

Concernant la première question, la tradition fournit une réponse de base. Le Judaïsme et la morale universelle ne peuvent accepter l’idée d’une violence gratuite menant au meurtre, et par là le sacrifice humain serait la pire transgression imaginable, entremêlant meurtre et blasphème en un geste unique. Cette conclusion est évidemment non négociable, mais Abraham, qui est l’incarnation même de la piété et de la justice instinctive, a-t-il vraiment besoin que Dieu lui explique, comme à un petit garçon pas sage, que le sacrifice humain c’est pas bien (sic) et même interdit ?

Celui qui ose se lever pour rappeler la Divinité à l’ordre à propos de la destruction de Sodome et Gomorrhe n’a pas besoin d’une telle leçon. Certains commentateurs laissent même entendre que cet enseignement est là pour le lecteur de la Torah et non pour Abraham lui-même. Cela reste peu convaincant et sans lien avec la célébration de Roch haChanah.

Une autre approche est celle de la soumission absolue à la loi divine, c’est celle qui est poussée à son paroxysme par le philosophe Soren Kierkegaard. Le service divin pourrait mener à la suspension de l’Éthique. Dieu serait en droit d’exiger de violer l’Éthique, et se soumettre serait un acte d’héroïsme zélé qui ferait d’Abraham un "Chevalier de la foi" ! Certains passages de la liturgie des jours redoutables s’inspirent de cet idée en invoquant les mérites de nos ancêtres et plus spécifiquement de Abraham et Isaac. Mais ce serait alors aussi ce qui permettrait à Pinh̲as de procéder à des exécutions sommaires (Nb. 25), ou pourquoi pas au tribunal révolutionnaire d’imposer la Terreur au nom d’un possible bien commun. Où se situe la limite à ne pas franchir puisque seul le "Chevalier de la foi" est intimement convaincu du bien fondé de son action ? Où est réellement la différence entre le zèle, la paranoïa et la mégalomanie qui mènent à la purge stalinienne ? D’autant que les convictions les plus monstrueuses deviennent justifiables, tout en demeurant impossibles à prouver, à condition seulement qu’elles soient sincères …
Ici encore je ne suis pas convaincu, même si on pourrait imaginer que la soumission aux exigences arbitraires du Juge Suprême serait un moyen d’obtenir sa faveur à la veille de notre jugement.

Personnellement, j’interprète souvent la Akedah en imaginant que Abraham aurait, en fait, raté l’épreuve. Dieu attendait que, comme pour la destruction de Sodome et Gomorrhe, Abraham se révolte et refuse d’obéir à la demande de Dieu de sacrifier Isaac. Mais au lieu de cela, Abraham surprend Dieu par la candeur de sa soumission, et au dernier moment Dieu doit intervenir pour tout arrêter avant le drame (Gn. 22:11).

וַיִּקְרָ֨א אֵלָ֜יו מַלְאַ֤ךְ יְהֹוָה֙ מִן־הַשָּׁמַ֔יִם וַיֹּ֖אמֶר אַבְרָהָ֣ם ׀ אַבְרָהָ֑ם
Un envoyé de YHWH des cieux l’appela : Abraham, Abraham

Abraham est dans un tel état d’exaltation que la voix doit s’y reprendre à deux fois : Abraham, Abraham ! Certains commentateurs pensent que Abraham a une telle confiance, une telle foi en l’Éternel qu’il est intimement convaincu, sans en avoir la preuve, que cela ne peut finir ainsi, que Dieu interviendra pour empêcher la mort d’Isaac. L’épreuve consisterait donc à se soumettre complètement et aveuglément au test, de s’y confier corps et âme, au point qu’il pourrait ne pas entendre le coup de sifflet qui devrait l’arrêter.

Peut-être alors qu’une autre manière de considérer cet épisode serait d’opposer la détermination de Dieu face à celle d’Abraham, et Isaac en sandwich. Dieu et Abraham sont comme deux bolides fonçant sur le pauvre Isaac, qui n’a rien demandé, afin de se tester l’un l’autre. Une course apparemment aussi absurde que celle de James Dean dans "la fureur de vivre".

Y-a-t-il vraiment un sens à vouloir tester Dieu, en particulier pour évaluer son taux de testostérone ? Pourtant, si l’on se place dans la perspective de la foi parfaite mais aveugle c’est bien ce que l’on fait, en attendant un "miracle", un deus ex machina pour empêcher la catastrophe.

En outre, cette lecture est le fruit de notre choix d’interprétation de l’expression Mal’akh Adonaï, un missionné / envoyé de l’Éternel, que beaucoup traduisent par un "ange", c’est-à-dire une intervention divine ou miraculeuse, mais le texte de la Torah ne nous amène pas jusqu’à cette conclusion, ce n’est qu’une possibilité. Dans ce récit, qui est ici "missionné / envoyé" par l’Éternel si ce n’est Abraham lui-même, à qui Dieu confie ses instructions au début du chapitre ? Si nous poussons le raisonnement jusqu’au bout, nous obtenons cette fois une lecture satisfaisante, rassurante même, de ce récit terrible ! Car Abraham y réussit l’épreuve, il comprend à la dernière seconde que c’est lui, et non Dieu directement, qui possède la capacité d’agir en ce monde. Au bout du compte, c’est aussi Dieu qui agit indirectement car Il a donné à l’être humain la raison et la compréhension, mais Il lui a également offert le libre arbitre, et c’est à Abraham de choisir de mettre sa capacité d’action au service de la bonne décision … ou pas …

En suivant cette approche, nous pouvons apporter une réponse satisfaisante aux deux questions qui nous intéressent. En particulier, il est logique qu’Abraham et sa descendance reçoivent une alliance et la bénédiction de Dieu, puisque Abraham a réussi le test. Il n’y parvient cependant qu’au dernier moment, alors que la tension monte pendant tout le récit. Lorsque Isaac demande à son père (Gn. 22:7).

הִנֵּ֤ה הָאֵשׁ֙ וְהָ֣עֵצִ֔ים וְאַיֵּ֥ה הַשֶּׂ֖ה לְעֹלָֽה׃
Voici le feu et le bois, mais où est l'agneau de l'holocauste?

Isaac pose-t-il la question en toute candeur ou voit-il déjà ce que son père ne perçoit pas encore ? Nous sommes soulagés lorsque, enfin, intervient la voix du Mal’akh Adonaï, la voix intérieure d’Abraham. La conscience d’Abraham bloque finalement son bras avant l’irréparable. Abraham a enfin VU son fils et compris. Jusqu’à cet instant, Abraham ne se préoccupait que de lui-même et de la "Mission" que l’Éternel lui avant confiée, sans prendre en compte les autres. Dès qu’il comprend, son Mal’akh intérieur lui enjoint (Gn. 22:12) :

אַל־תִּשְׁלַ֤ח יָֽדְךָ֙ אֶל־הַנַּ֔עַר וְאַל־תַּ֥עַשׂ ל֖וֹ מְא֑וּמָה
Ne porte pas la main sur ce jeune homme, ne lui fais aucun mal!

La connexion avec Roch haChanah, Yom Kippour et cette période des dix jours redoutables, est donc la réalisation de la nécessité de prendre en compte notre prochain, que celui-ci soit voisin ou lointain. La véritable portée du son du Chofar, qui peut nous réveiller, est intérieure et nous appelle à regarder le monde dans son ensemble pour nous reprendre en main et ressaisir notre destin.

Cette année, c’est l’humanité entière qui a été mise à l’épreuve, mais comme je l’évoquais, le Covid est encore là, et d’autre défis nous attendent. Cet été fut ponctué d’annonces inquiétantes et de tragédies, chez nous et jusqu’à l’autre bout du monde. La réponse qui est attendue de nous n’est pas de faire le dos rond en se préoccupant uniquement de nous-mêmes, ou encore moins d’attendre un miracle, mais d’agir et de réagir pour le bien de chacun. C’est d’autant plus difficile que nous avons également conscience de notre propre fragilité, que nous la traduisons souvent en impuissance.

Toute l’humanité se doit d’être co-solidaire pour les temps qui viennent. Qu’il s’agisse de l’évolution du climat, de la difficulté économique, ou de pays dont le pouvoir s’écroule littéralement, nous sommes tous liés. Certains se plaignent des restrictions imposées à nos libertés, ou des efforts auxquels il faudra consentir dans notre style de vie pour réduire nos émissions de CO2 ; mais se rebeller, refuser ces efforts, ce serait faire porter aux autres les difficultés et les restrictions que nous refuserions pour nous-mêmes sans égard des conséquences. Quant à pointer du doigt "le système", ou un groupe spécifique, comme bouc émissaire, c’est oublier que l’histoire a inscrit sur le corps de notre peuple la naïveté, voire la bêtise d’une telle attitude, et les horreurs qu’elle peut entraîner.

Pour cette année 5782 qui commence, je nous souhaite à tous, ainsi qu’à tout le peuple Juif et à tous nos sœurs et frères en humanité, l’inspiration d’Abraham, la capacité d’entendre notre Mal’akh intérieur pour comprendre et accepter que toute situation, pour difficile et inconfortable qu’elle soit, et qu’elle puisse devenir, nous impose de ne pas nous séparer des autres, afin que nous puissions, comme Abraham, choisir de nous sentir investis d’une mission et de devenir les "Anges de L’Éternel".

Chanah tovah oumetoukah, guemar h̲atimah tovah.

Rabbin Marc Neiger